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Uruguay : la gauche au seuil d’une alternance historique
Publie le dimanche 31 octobre 2004 par Open-Publishingde Christine Legrand
Des millions d’Uruguayens ont commencé à voter dimanche pour élire leur président pour les cinq ans à venir, lors d’un scrutin qui devrait être marqué, selon les sondages, par une arrivée historique de la gauche au pouvoir sous la bannière du socialiste Tabaré Vazquez, 64 ans. Les bureaux de vote ont ouvert à 8 h locales dans ce petit pays d’Amérique du sud d’environ 3,4 millions d’habitants. Près de 2,5 millions d’électeurs sont convoqués aux urnes. Comme le vote est obligatoire, le taux de participation devrait dépasser les 90 %, selon les spécialistes. Le candidat du Front élargi, Tabaré Vazquez, est donné favori du premier tour du scrutin présidentiel.
Montevideo de notre envoyée spéciale
"C’est notre dernière chance", a lancé Mario, à la veille de l’élection présidentielle du dimanche 31 octobre, dont les sondages donnent la gauche victorieuse au premier tour, ce qui serait une première dans l’histoire de l’Uruguay. Dans le quartier ouvrier de La Teja, qui surplombe le port de Montevideo, au milieu d’usines désaffectées, Mario ne cache pas ses espoirs de voir arriver au pouvoir Tabaré Vazquez, le leader de la gauche. Ce cancérologue de 64 ans et ancien maire charismatique de Montevideo (1990-1995) se présente pour la troisième fois à la présidence à la tête du Front élargi (Frente Amplio, FA), une vaste coalition regroupant socialistes, communistes, radicaux de gauche, chrétiens-démocrates, sociaux-démocrates et anciens guérilleros tupamaros des années 1970. Mario a 30 ans et travaille dans la construction. Depuis deux ans, son maigre salaire lui est payé "au noir".
Il n’a pas de couverture sociale, comme plus de la moitié de la population active. La grave crise financière qui, en 2002, a ébranlé la région, n’a pas épargné l’Uruguay, petit pays de 3,4 millions d’habitants. Le peso a été dévalué, de nombreuses usines ont fermé, les banques se sont effondrées et les capitaux se sont enfuis. Le taux officiel de chômage est de 13,6 %, mais il dépasse les 40 % dans les faubourgs ouvriers. Un an après la restructuration de la dette, la croissance économique a certes repris, avec un taux qui devrait dépasser les 7 % pour l’année 2004. Cela est dû en grande partie au boom des exportations agricoles et au tourisme, avec l’élégante station balnéaire de Punta del Este, qui attire de nombreux étrangers et leurs devises.
EXCLUSION SOCIALE
L’équilibre financier reste fragile. La dette publique approche 110 % du produit intérieur brut (PIB). Et surtout, la crise a laissé de profondes séquelles. Les inégalités sociales se sont creusées alors que, dans les années 1980, 65 % de la population appartenaient à la classe moyenne. Aujourd’hui, plus du tiers de la population urbaine vit en dessous du seuil de pauvreté, soit deux fois plus qu’en 1999.
Dans un pays qui a longtemps été le plus prospère et équilibré d’Amérique du Sud et qui avait été baptisé la "Suisse de l’Amérique latine", il est habituel désormais de croiser, de jour comme de nuit, dans les rues de Montevideo, des hurgadores, ces pauvres qui fouillent les poubelles à la recherche de nourriture ou de déchets recyclables qu’ils revendent au poids.
Des phénomènes inédits sont apparus comme l’exclusion sociale, l’augmentation de la mortalité infantile, la dénutrition et l’accroissement de la consommation de drogues bon marché et à forte dépendance. L’irruption de la criminalité explique une insécurité croissante dans la capitale, où vivent les deux tiers des Uruguayens. Une étude d’une ONG, financée par l’Union européenne, a recensé 5 000 enfants et adolescents vivant dans les rues de Montevideo et ses faubourgs ; 20 % des enfants en situation d’extrême pauvreté ne fréquentent plus l’école.
Fortement attaché à l’image d’un Etat protecteur, avec 20 % des travailleurs employés dans la fonction publique, l’Uruguay est le seul pays d’Amérique latine à s’être farouchement opposé à la vague de privatisations des années 1990. Les Uruguayens sont fiers d’avoir rejeté par référendum la privatisation de l’entreprise nationale de pétrole, en décembre 2003.
Mario reproche à l’actuel président Jorge Battle (Parti Colorado, PC, centre droit), au pouvoir depuis mars 2000, "son arrogance, son manque de sensibilité sociale et son alignement sur les Etats-Unis". "Nous devons nous allier avec nos frères latino-américains et particulièrement nos voisins, l’Argentine et le Brésil, qui eux aussi ont désormais le cœur à gauche", estime Mario. Il ajoute qu’il est "insensé que des enfants meurent de faim dans un pays qui a de grandes richesses agricoles, de la viande, du lait et des céréales".
La récession de ces dernières années a poussé des milliers d’Uruguayens vers l’exil, faisant peser une menace démographique dans un pays déjà peu peuplé et ayant un faible taux de fécondité. Les jeunes, surtout, ont choisi de tenter leur chance dans les pays de leurs ancêtres, l’Espagne et l’Italie, mais aussi les Etats-Unis et l’Argentine.
Le principal adversaire du champion de la gauche est le sénateur Jorge Larranaga (Parti national, PN, centre droit), qui a fait de nombreuses promesses sur le plan social. "Mais nous ne croyons plus en ces partis de droite qui se sont succédé ou se sont alliés pour conserver le pouvoir depuis près de deux siècles", tranche Mario. "L’Uruguay a soif de changement et même ceux qui ont peur de la gauche doivent donner une chance à l’opposition et accepter l’alternance", estime le jeune homme.
"L’espérance a vaincu la peur", a affirmé Tabaré Vazquez, au cours d’un meeting qui a rassemblé près de 300 000 personnes dans la capitale, mercredi 27 octobre. Les dernières enquêtes le créditent de 47 % à 52 % des voix. En cas de ballottage, dimanche, un second tour est prévu le 28 novembre.
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