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De Michel Foucault (10 juin 1983)
POUR ÊTRE SURPRIS, j’ai été surpris. Non par ce qui s’est passé, mais par les réactions, et la physionomie qu’elles ont donnée à l’événement.
Ce qui s’est passé ? Un homme est condamné à quinze ans de prison pour un hold-up.
Neuf ans après, la cour d’assises de Rouen déclare que la condamnation de Knobelspiess est manifestement exagérée. Libéré, il vient d’être inculpé à nouveau pour d’autres faits. Et voilà que toute la presse crie à l’erreur, à la duperie, à l’intoxication. Et elle crie contre qui ? Contre ceux qui avaient demandé une justice mieux mesurée, contre ceux qui avaient affirmé que la prison n’était pas de nature à transformer un condamné.
Posons quelques questions simples :
1) Où est l’erreur ? Ceux qui ont essayé de
poser sérieusement le problème de la prison le
disent depuis des années : la prison a été instaurée
pour punir et amender. Elle punit ? Peut être.
Elle amende ? Certainement pas. Ni réinsertion
ni formation, mais constitution et renforcement d’un « milieu délinquant »._ Qui entre en prison pour vol de quelques milliers de francs a
bien plus de chances d’en sortir gangster
qu’honnête homme. Le livre de Knobelspiess le
montrait bien : prison à l’intérieur de la prison, les
quartiers de haute sécurité risquaient de faire
des enragés. Knobelspiess l’a dit, nous l’avons dit
et il fallait que ce soit connu. Les faits, autant
que nous pouvons le savoir, risquent de le
confirmer.
2) Qui a été dupé ? Ceux évidemment auxquels
on a voulu faire croire qu’un bon séjour en
prison pouvait toujours être utile pour redresser
un garçon dangereux ou empêcher la récidive
d’un délinquant primaire. Ceux également a qui
l’on a voulu faire croire que quinze ans de prison
infligés à Knobelspiess pour un f ait mal établi
pourraient être du plus grand profit pour lui et
pour les autres. Les gens n’ont pas été dupés par
ceux qui veulent qu’une justice soit aussi scrupuleuse que possible, mais par ceux qui promettent que des punitions mal réfléchies assureront
la sécurité.
3) Où est l’intoxication ? Soljenitsyne a une
phrase superbe et dure : « On aurait dû, dit-il, se méfier de ces leaders politiques qui ont l’habitude
d’héroïser leurs prisons. » Il y a toute une littérature
de pacotille et un journalisme plat qui
pratiquent à la fois l’amour des délinquants et la
peur panique de la délinquance. Le truand
héros, l’ennemi public, le rebelle indomptable,
les anges noirs... On publie sous le nom de
grands tueurs ou de gangsters célèbres des
livres rewrités – ou plutôt writés – par des éditeurs
: et les médias s’en enchantent. La réalité
est tout autre : l’univers de la délinquance et de
la prison est dur, mesquin, avilissant. L’intoxication ne consiste pas à le dire. Elle consiste à
draper cette réalité sous des oripeaux dérisoires.
Ces héroïsations ambiguës sont dangereuses,
car une société a besoin non pas d’aimer ou de
haïr ses criminels, mais de savoir aussi exactement que possible qui elle punit, pourquoi elle
punit, comment elle punit et avec quels effets.
Elles sont dangereuses aussi car rien n’est plus
facile que d’alimenter par ces exaltations troubles un climat de peur et d’insécurité où les
violences s’exaspèrent d’un côté comme de
l’autre.
4) Où est le courage ? Il est dans le sérieux
qu’on apporte à poser et à reposer sans cesse
ces problèmes qui sont parmi les plus vieux du
monde : ceux de la justice et de la punition.
Une justice ne doit jamais oublier combien il est
difficile d’être juste et facile d’être injuste, quel
travail demande la découverte d’un atome de
vérité et combien serait périlleux l’abus de son
pouvoir. Ce fut la grandeur des sociétés comme
les nôtres : depuis des siècles, à travers discussions , polémiques, erreurs aussi, elles se sont
interrogées sur la manière dont la justice doit
être dite, c’est -à-dire pratiquée. La justice – je
parle là de l’institution – finit par servir le despotisme
si ceux qui l’exercent et ceux -là même
qu’elle protège n’ont pas le courage de la problématiser. Le travail de l’actuel garde des
Sceaux [Robert Badinter] pour repenser le système pénal plus largement qu’il ne l’avait été
jusqu’ici est, de ce point de vue, important. En
tout cas, les magistrats et les jurés de Rouen ont
été fidèles à cette tradition et à cette nécessité
lorsqu’ils ont déclaré démesurée la peine infligée à Knobelspiess. Démesurée, donc mauvaise
pour tout le monde.
5) Où sont les dangers ? Les dangers sont
dans la délinquance. Les dangers sont dans les
abus de pouvoir. Et ils sont dans la spirale qui les lie entre eux. Il faut s’en prendre à tout ce qui
peut renforcer la délinquance. S’en prendre
aussi à tout ce qui, dans la manière de la punir,
risque de la renforcer.
Quant à vous, pour qui un crime d’aujourd’hui
justifierait une punition d’hier, vous ne savez pas raisonner. Mais pis, vous êtes dangereux
pour nous et pour vous-même, si du moins,
comme nous, vous ne voulez pas vous trouver
un jour sous le coup d’une justice endormie sous
ses arbitraires. Vous êtes aussi un danger historique. Car une justice doit toujours s’interroger sur
elle-même tout comme une société ne peut
vivre que du travail qu’elle exerce sur elle-même et sur ses institutions.
Michel Foucault
* Libération, n° 639, 10 juin 1983, p. 20. Republié dans Michel
Foucault, Dits et écrits. 1954-1988. Tome IV : 1980-1988, Paris,
Éditions Gallimard, p. 522-524, avec la présentation suivante :
« Emprisonné pour un vol de huit cent francs, qu’il niait, Roger
Knobelspiess bénéficie d’une libération conditionnelle. Arrêté
de nouveau pour vol, il est placé dans un quartier de haute
sécurité, dont il entreprend la dénonciation. Son combat le
rend populaire auprès de journalistes, d’intellectuels et d’artistes. Un comité, dont M. Foucault ne fit pas partie, se constitue
pour que son procès soit révisé et demande à M. Foucault de
préfacer son livre Q.H.S. : quartier de haute sécurité (Paris,
Stock, 1980). Lorsque la gauche arrive au pouvoir, Roger
Knobelspiess est rejugé et libéré. Arrêté peu après à l’occasion
d’un hold-up, celui qui avait été le symbole de l’iniquité de la
justice devient alors la représentation du laxisme de la gauche
et de l’irresponsabilité des intellectuels. M. Foucault répond ici à
cette campagne. »

Source : Quasimodo – n° 2 (« Corps incarcérés »), janvier 1997, Montpellier, p. 49-50.
– http://www.revue-quasimodo.org/PDFs...
Messages
1. « Vous êtes dangereux » *, 5 décembre 2008, 12:16, par Serge K
CE TEXTE DATE DE 1972
La prison, l’instruction, notre « procès »
Nous sommes présentés au juge d’instruction Jean chapuis de Montaunet, une vieille connaissance, on va finir par se tutoyer…
La comparution dure cinq minutes. Nous sommes six à être incarcérés à la prison de Montbéliard.
Notre arrivée est un soulagement. Yves a le ventre et les côtes bleues, Jean Claude la bouche éclatée, j’ai un bras qui a doublé de volume.
Paul est avec nous, avant la fouille, il nous distribue l’argent qu’il a sur lui, nous pourrons ainsi acheter nos cigarettes. C’est ça un vieux briscard.
Nous sommes enfermés dans la même cellule, c’est mieux pour le moral. L’instruction ne nécessite pas notre mise à l’isolement, et pour cause, tout est à charge et surtout bien ficelé. Peut être aussi l’administration pénitentiaire a peur du bordel que nous sommes capable de foutre, en étant au quatre coins de la prison. Les premiers jours sont un apprentissage de la vie dans un milieu clos. Ce n’est pas simple, cette promiscuité attise les différents que nous pouvons avoir. Dans l’ensemble, ça se passe bien. Nous tuons le temps par de la lecture, des parties de cartes, du dessin. Nous ne sommes pas mal vu des matons, nous discutons même avec. C’est un d’entre eux, un gradé, qui nous apprend l’accident qu’a eu Denis Mercier. Un autre m’annonce le suicide de Marguerite. Ils aiment taper la discute avec nous, Ils ont affaire à des jeunes qui ont du bagout. Ils n’adhérent pas à nos idées, mais on échange les points de vue. Tout le monde s’instruit… Nos compagnons d’infortune, les taulards, nous apprécient, chaque fois qu’une occasion se présente, elles seront rares, ils cherchent à savoir qui on est, se demandent ce qu’on fait ici.
Nous sommes régulièrement convoqués devant le juge d’instruction, c’est les flics qui s’occupent du transport au tribunal. Chaque fois c’est le bordel, ils nous serrent les menottes comme des cons, tire sur la longe comme si nous étions du bétail. Les incidents sont réguliers. Ces enfoirés ne désarment pas, comme si notre situation ne leur suffisait pas.
Nous finissons par porter plainte avec constitution de partie civile pour coups et blessures. Notre avocat Maître Forni fait constater au juge d’instruction les conditions dans lesquelles nous sommes transportés.
Paul chute sur les escaliers du palais de justice, le vieux briscard, c’est la goutte qui fait déborder le vase. Maître Forni se fâche. Nous serons désormais transportés par les gendarmes. C’est beaucoup plus pénard, au début, ils doutent, et rapidement, ils sont confiants, ils nous enlèvent les menottes sitôt le trajet fait. Tapent la discute avec nous, c’est le club Med.
Nous préparons notre défense, nous n’avons rien compris. Jeune militant de la Gauche Prolétarienne, nous sommes plein d’illusion. Nous avons préparé des déclarations dénonçant l’état policier et la répression. C’est sûr, nous sommes en plein dedans, notre naïveté nous met hors la loi. Au début du procès, les dés sont jetés, une condamnation lourde est quasiment prévue. Nous ne pouvons pas intervenir, donc les discussions se font entre nous, nous sommes écoeurés c’est des :
-Faites taire ces individus !!!
Notre avocat cherchera bien les failles dans ce dossier scabreux, rien n’y fait, c’est lui qui ramassera une sanction. Il a osé dire que nous étions traités de manière indigne. Maître Forni, qui sera par la suite, rapporteur des lois, puis président de l’assemblée nationale, se fait réprimandé par des salopards sans foi ni loi. Pourtant c’est sensé représenter la justice, ces individus là.
Aucune question précise n’est posée, que des affirmations, vous étiez ici, vous avez fait ça. Pas de contradiction, le procès est à charge. Les témoignages des flics à la barre sont curieusement identiques, au mot prêt, ils ne se trompent pas, ils ont tout appris par cœur. Quand vient notre tour de prendre la parole, elle nous sera laissée mais vite :
– Faites taire cet individu !!!
Le flingue du flic était-il hors de son étui ?
Oui, c’est la conclusion des débats, la tresse de sécurité était tirée.
Fouttez vous devant un flingue et que vous n’avez pas d’autre choix, vous n’attendez pas le pruneau quand même…
Pour un mini tapage nocturne dans un endroit désert, il faut être un vrai con pour ne pas voir la provocation. C’est un coup monté qui vient d’en haut.
Nous ne doutons de rien, sans dire que nous avons confiance, nous pensons qu’au moins la justice appréciera les faits dans leurs contextes.
La plaidoirie de Maître Forni n’y fera rien. Après délibération, nous sommes condamnés en correctionnel, à un an ferme pour Yves, Jean Claude et moi, six mois ferme pour Patouche, 2 mois ferme pour Paul. C’est un coup de massue.
En appel.
Nous faisons appel, je ne parlerai pas du procès qui en résulte, il n’a aucun intérêt. C’est du réchauffé. En appel quinze mois ferme pour Yves, Jean Claude et moi, peine confirmée pour les autres.
2. "Vous êtes dangereux" *, 5 décembre 2008, 15:14, par fcourvoisier
je n’ai rien à ajouter,mais je tiens juste à remercier de la présence de ce texte et montrer que quelques un(e)s l’ont lu.
......."Une justice ne doit jamais oublier combien il est difficile d’être juste et facile d’être injuste, quel travail demande la découverte d’un atome de vérité et combien serait périlleux l’abus de son pouvoir".....
1. "Vous êtes dangereux" *, 5 décembre 2008, 22:03, par François Pellarin
Depuis le début Knobelspeiss a fait une grosse erreur qui est d’avoir fait confiance aux journaux(Libération entre autres) Il a payé très cher sa "popularité".
De plus,il a eu un discours politique dénonçant les prisons,leurs absurdités et les quartiers d’isolement.Cela ne lui a pas été pardonné,il a "plongé"beaucoup plus que si il avait fermé sa gueule.
Ce n’est pas un "politique" ,c’est un droit commun qui, chemin faisant en cabane,s’est tout naturellement mis à comprendre des choses ,à les analyser de manière gênantes pour certains.