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LES LYCEENS SONT DANS LA RUE DEPUIS FEVRIER 2005... SI ON SE LAISSAIT GIGOTER ?
L’avenir semblait sombre et l’on était loin d’imaginer que le réveil viendrait des lycéens. On percevait a priori cette génération comme sage et conformiste avant l’âge, coincée entre technologie et mode, respectueuse de l’autorité, et qui, lors de mouvements passés, avait l’air soucieuse de demander "plus de crayons et plus de pions pour étudier dans de bonnes conditions", sans remettre en cause les institutions.
Bien obligé de reconnaître qu’on s’est gourré. Le mouvement lycéen dure depuis trois mois. Il faut vraiment être tres endormi, très résigné ou très cynique pour ne pas y déceler quelque chose de très intéressant ; le silence des medias devrait pourtant alerter les aînés qui ont oublié, semble-t-il que lorsqu’il y a des luttes en bas de chez soi, la moindre des choses est d’aller voir directement ce qui se passe. C’est en fréquentant ce mouvement que nous avons pu commencer de mesurer sa force, sa radicalité, autant dans ses modes d’organisations, dans ses débats qu’au cours de ses actions, de ses occupations, de ses manifs... Les premiers mots qui viennent sont lucidité, maturité, ténacité joyeuses.
Depuis trois mois, les lycéens ont arrêté de suivre le cours normal de leurs études. Ils s’opposent à toutes les formes d’autorité, administratives, parentales, gouvernementales, politiciennes. Ils ont vite appris à réfléchir ensemble, à agir et s’organiser. Rappelant ainsi que rompre avec les habitudes et lutter collectivement stimulent, propagent et aiguisent la conscience politique. Ils sont en recherche d’une autre forme de politique, qui permettrait à chacun d’être un acteur de la vie collective, et s’interrogent pour ne pas reproduire les erreurs de leurs aînés.
Leur revendication principale a d’abord été le rejet de la loi Fillon, et depuis qu’elle a été adoptée au parlement, son abrogation. Ils connaissent le texte, ils savent de quoi ils parlent. Ils ont compris mieux que quiconque que cette loi était l’application à l’éducation nationale d’une logique capitaliste qui concerne tous les secteurs de la société. Ils disent dans leurs assemblées générales que s’opposer à la loi Fillon, c’est s’opposer à la logique qui la génère, mais qu’ils gagnent en efficacité en se concentrant sur leur objectif. Pour la coordination lycéenne, il n’est pas question d’amender cette loi car chacun des articles puise son sens dans l’article 13 qui assujettit clairement l’école à l’économie, autant dans les programmes scolaires que dans le fonctionnement de l’école. Les lycéens dénoncent aussi bien la mise au rencard des matières (comme l’histoire, certaines langues, etc.)
indispensables à la construction d’un esprit critique que l’instauration des bourses au mérite qui laissent sur le carreau les plus démunis. Ils rejettent le moindre rapport entre l’école et la police, ils ne veulent ni de flics dans les lycées ni de profs qui deviennent des délateurs. Ils refusent une instruction civique qui voudrait leur inculquer les préceptes de citoyenneté fondées sur les valeurs républicaines de travail, famille, patrie qu’ils qualifient de démocratie totalitaire alors que pour eux, si citoyenneté il y a, ce serait celle de la rue, de la démocratie directe.
Au cours de leurs assemblées générales, ils ont établi une liste non exhaustive de revendications exigeant l’obtention pour tous les lycéens sans papiers d’un titre de séjour, la gratuité non seulement des internats, des transports mais aussi des cinémas, des musées et de tout ce qui touche à l’éducation en général. Ils exigent l’attribution d’une bourse mensuelle de 700 euros, le rétablissement des 90 000 postes d’enseignants supprimés depuis dix ans. Et quand on leur demande où ils comptent trouver tout cet argent, ils répondent dans les budgets colossaux accordés aux ministères de la défense et de l’intérieur ou dans les poches des possédants et des patrons. Ils ne veulent plus d’une école qui les formate pour en faire de la chair à patron, une école qui fabrique des moutons, des soumis privés de spontanéité, d’autonomie ; ils parlent d’une école émancipatrice où le contenu et le fonctionnement seraient le fruit d’une concertation entre les intéressés, élèves, profs, parents. Certains parlent même d’une société sans prisons et sans commerce...
Assez rapidement, face aux prises de position et aux choix des syndicats lycéens, la coordination s’est dégagée de leur emprise bureaucratique et de leur passivité. Après l’adoption à l’assemblée nationale de la loi Fillon, la FIDL et l’UNL ont rangé ballon, sono et badges pour se cantonner au cadre légal des amendements. Par leur désengagement, ils sont devenus les interlocuteurs du gouvernement et des médias ; ils sont les premiers à proclamer l’essoufflement du mouvement et à créditer la thèse policière de la manipulation de la majorité par quelques extrémistes lycéens.
La réalité est toute autre : ce sont ces syndicats qui ne représentent personne. Cela a radicalement placé la coordination lycéenne sur un terrain politique et non pas de revendications syndicales corporatistes. Cette même coordination a su se dégager de l’autre carcan dans lequel les médias et le pouvoir ont tenté de la coincer, la peur des hordes de racketteurs venus des cités, en organisant après le huit mars des manifestations sauvages aux cris de " à ceux qui veulent fliquer les lycéens, les lycéens répondent résistance ". Loin de déléguer leurs pouvoirs à des représentants, les lycéens ont eux choisi de s’organiser en accordant aux assemblées générales tout le pouvoir de réflexion, d’élaboration et de décision. Les coordinations régionales et nationale, composées de délégués, évaluent l’état de la mobilisation et mesurent la stratégie à mettre en place pour poursuivre, s’élargir, gagner.
Tous ceux qui ont assisté aux dernières réunions ou assemblées de la coordination ont été surpris par la qualité du contenu et la rigueur de leur déroulement. Malgré le nombre important de participants, les différents points de vue peuvent s’exprimer, la parole n’est pas monopolisée, ceux qui organisent les débats changent à chaque assemblée, ce qui permet concrètement d’éviter les chefs, les prises de pouvoir, les manipulations. Du coup, même si certains d’entre eux appartiennent à des syndicats ou à des partis (Alternative libertaire, JCR, CNT), ils ne font jusque-là pas prévaloir d’intérêt individuel ou partisan au détriment du mouvement. Les AG, à tous les niveaux, proposent et décident des manifs, des blocages, des occupations que des commissions sont ensuite chargées d’organiser : elles n’ont qu’un rôle exécutif et ne peuvent prendre aucune décision sans l’aval des AG. Leurs membres n’ont comme prérogative que leur disponibilité, tout abus entraîne une révocation.
Ce fonctionnement, soucieux de rompre avec les crises d’autorité, a permis la rencontre, la confrontation et l’enrichissement de réalités aussi différentes que celle d’un lycéen parisien de terminale S et celle d’une lycéenne de première L d’un lycée de Clichy sous bois, ou d’un jeune déscolarisé. Il a permis aussi aux différentes villes en mouvement de se coordonner (Lille, Millau, Toulouse, Clermont, Rennes, Paris...).
Cette lutte qui dure depuis trois mois, la remise en question permanente des actions menées, les réponses données par l’Etat dans la rue ou dans les bahuts, la redéfinition infatigable de nouvelles perspectives ont permis par exemple aux lycéens de mettre en place et de réaliser une action telle que l’occupation de l’annexe du ministère de l’Education nationale. Ils renouent avec des formes d’action directe, repoussant le carcan légal si souvent synonyme d’impuissance ; même le grand mouvement des profs de 2003 n’avait pas réussi à provoquer l’occupation du rectorat de Paris. L’intelligence, la ruse, la concertation de cette jeunesse insolente la déterminent à chercher des réponses à la hauteur de l’autisme qui leur fait face, de tous côtés.
De fait, ils sont un mouvement : n’en déplaise à leurs ennemis et à tous ceux qui ne savent plus regarder, endormis par vingt ans de consensus, qui ont proclamé la toute puissance de l’Etat, l’inéluctabilité des lois et qui ont renvoyé chacun chez soi, la peur au ventre, se réfugiant dans des solutions individuelles, persuadé qu’il n’y a plus rien à faire. Les lycéens démontrent le contraire : à ceux qui concluent jour après jour à la mort de leur mouvement, ils répondent que le mouvement n’est pas une abstraction médiatique ou politique et qu’il existera aussi longtemps qu’ils seront en mouvement. Ils crient aux momifiés que le mouvement c’est leur résistance. Ils se méfient même de l’idée d’utopie, comme si elle pouvait les renvoyer à l’image de doux rêveurs voire de jeunes en crise d’adolescence ; ils lui préfèrent l’idée de transformation de la réalité ; non pas dans un sens réformiste, mais armés d’une conscience joyeuse et réfléchie, ils proposent de changer le monde dès maintenant.
Ils ne se prennent pas pour une avant-garde, mais ils ont du mal à comprendre, et c’est bien normal, que les autres secteurs de la société tout aussi dans la merde qu’eux, ne profitent pas de cet élan pour les rejoindre. On leur a raconté que l’Etat, la société, la démocratie c’était eux mais ce qu’ils voient c’est que si rien ne bouge, ils vivront moins bien que leurs parents. Alors, avec cette volonté de reprise en mains de l’existence, ils persistent à tenter de bousculer profs, étudiants, etc.
Pour la plupart, le refus de la loi Fillon équivaut à une remise en cause radicale de cette société dont les valeurs sont la rentabilité, le profit, la compétition, l’exploitation. Ces valeurs ne fonctionnent que par la soumission, qu’elle se traduise par l’appât du gain, le formatage, la répression, le contrôle ou la peur. Quand les lycéens évoquent la convergence des luttes, ils imaginent une lutte de masse, un mouvement social généralisé. Et contrairement à leurs aînés, ils ne scandent pas " Tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais... " mais " Tous ensemble, tous ensemble, Grève, Grève... ".
L’isolement du mouvement risque de profiter à leurs détracteurs, et en premier lieu à ce gouvernement qui a choisi de l’ignorer et de régler le problème devant les tribunaux. Le risque est double : le pouvoir criminalise un mouvement et marginalise ses participants en les renvoyant du lycée, en les plaçant sous tutelle judiciaire (amendes, sursis...) ; la violence policière et la vengeance froide de la justice peuvent créer un sentiment de peur et développer une logique de défense qui fait trop souvent oublier l’objet même du combat mené. Alors que se battre pour ne laisser personne sur le carreau est un moment de la lutte...
ceci est en gras Alors comment ne pas se laisser gigoter ?
En décembre 2004, nous avons écrit et publié une brochure, " le Ventre de l’ogre ", sur la nature et la fonction du système scolaire. Cette critique s’adressait plus spécifiquement à tous ceux (professeurs, éducateurs, assistants sociaux...) qui étaient sommés de collaborer au système en place en dénonçant aux instances répressives (police, justice) les pauvres en "mal d’adaptation" et les troublions "délinquants en formation".
Ce recueil ne parvenait pas à dépasser le constat forcément pessimiste d’une société endormie dans un consensus social, visiblement incapable de se révolter et oubliant tout ce vide d’existence à grands coups de loisirs, télévision et médicaments. Entre autres, nous répétions que l’école n’est pas un monde à part de la société et qu’elle n’échappe ni aux lois du marché ni aux besoins de l’entreprise, que la fonction de l’école dans une société capitaliste est de former des travailleurs.
Ce sont bien les nouvelles contraintes imposées par le marché qui dictent les orientations du système scolaire : chômage croissant, précarité des emplois et des statuts, développement du travail intérimaire, délocalisation, déqualification. L’école doit gérer aujourd’hui une génération dont l’avenir est soit de dériver entre RMA, emplois précaires et chômage : adaptabilité, polyvalence, soit, pour les plus favorisés, d’acquérir un niveau professionnel afin de réussir dans ce monde de la compétition. Les réformes en cours distinguent clairement les matières rentables (économie, production...) des autres plus culturelles voire artistiques (arts plastiques, musique, histoire, philo, anthropologie...).
Et ces années de formation, répondant aux desiderata des grands dirigeants industriels, révèlent un glissement de l’acquisition de savoirs vers celle de simples compétences, qui accroît la perception de l’être humain comme un auxiliaire de la machine. Sans rentrer dans le détail de cette brochure, une des idées directrices est que la normalité d’un individu scolarisé se traduit par son identification réussie à son rôle de citoyen-gestionnaire de l’ordre social. " Le citoyen-élève modèle apparaît comme un sujet docile, qui débat aux heures imposées de sujets qu’il n’a pas choisis et dans les termes politiquement corrects imposés par l’administration, qui signe son contrat-règlement sans poser de questions et sans demander son reste sur la longue liste d’interdictions auxquelles il accepte de se soumettre sans contreparties ; ce citoyen-élève accepte la raison du plus grand nombre comme sa propre pensée et se réjouit d’avoir pu donner son avis en sachant qu’il n’a aucune prise sur la réalité, aucune chance de faire changer quoi que ce soit par ses propositions.
Enfin il vit dans la peur de ne pas correspondre à la norme, à ce qu’on attend de lui (...) car l’entretien de la peur est certainement l’arme la plus efficace que le pouvoir ait trouvée pour justifier et faire accepter les mesures sécuritaires, que ce soit dans l’école ou dans le reste de la société. " Ce travail était avant tout une invitation à une réflexion plus poussée : " Il ne demande qu’à être enrichi de textes théoriques, mais aussi de témoignages retraçant des luttes, des expériences concrètes d’opposition à la répression et au conditionnement de l’Education nationale, et en particulier celles de collégiens et de lycéens dont la parole est paradoxalement toujours absente des débats qui les concernent. " ceci est en gras Et bien, nous sommes servis
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Messages
1. Texte excellent !, 24 mai 2005, 16:06
Bonjour à toutes et à tous,
Juste un mot pour dire que, même si au premier coup d’oeil, ce texte est un peu long, il est excellent et mérite vraiment d’être lu !
Quant aux lycéens, ils méritent que tout le pays se mette en grève pour les soutenir dans leur mouvement et contre la répression sauvage que l’État policier leur fait subir.
GRÈVE GÉNÉRALE TOTALE ET ILLIMITÉE !
A+
do
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