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Pour en finir avec le "modèle américain"

Publie le jeudi 8 mars 2007 par Open-Publishing

Si nous voulons inventer du neuf, nous devons nous libérer de l’emprise de tel ou tel modèle par trop dominant. Or, qu’ils se l’avouent ou qu’ils se le cachent, nos dirigeants ont souvent en tête un idéal de fonctionnement économique : le modèle américain. Certes, ils en dénoncent les inégalités sociales mais ce système est, de fait, pris comme référence.

Il ne se passe guère de réunion de la Commission économie du Parti socialiste sans que l’un de nos leaders (ou l’un de ses éminents conseillers) ne souligne que la France a un retard de croissance par rapport aux Etats-Unis. « Aux Etats-Unis, le PIB par tête est supérieur de 30% à ce qu’il est en France... » nous dit-on assez souvent. Et chacun de baisser la tête un peu penaud. Dans cette mâle assemblée, personne n’aime qu’on lui dise en public que son « PIB par tête » est plus petit que celui du voisin...

« PIB par tête », ça fait chic. Ça fait propre. Mais derrière cette expression aseptisée, qu’en est-il vraiment du PIB américain ? Rattraper le niveau de PIB des Etats-Unis est-il vraiment un objectif pour notre pays ?

Notons d’abord que le premier facteur de croissance de l’économie américaine est la croissance de la démographie. A la mi-octobre, les Etats-Unis ont franchi le cap des 300 millions d’habitants. La population a augmenté de 13% en 10 ans. C’est considérable. Et cela a évidemment un impact très important sur la croissance : il faut nourrir, loger, habiller, soigner tous ces nouveaux Américains... Si l’on enlève ce facteur, le taux de croissance américain est beaucoup plus proche du taux de croissance français qu’on le pense en général : sur les vingt dernières années, « le PIB par tête a augmenté de 2 % en Amérique et de 1,6 % en France, notait Jean-Marc Vittorri, éditorialiste des Echos, le 17 octobre. Autrement dit, l’essentiel de l’écart de croissance entre les deux pays vient de la démographie et non de la recherche, de la politique monétaire ou du marché du travail. Le dynamisme économique américain est d’abord là. »

Ne le dîtes pas à Nicolas Sarkozy, mais le principal ressort de la croissance américaine qu’il admire tant, c’est la démographie (les immigrés et leurs enfants, pour dire les choses franchement !)

Le deuxième facteur explicatif de la croissance américaine est le très haut niveau d’endettement : la dette des ménages américains représente 130% de leurs revenus disponibles - contre 60% en France.

On a dit plus haut à quel point la croissance américaine était fragile (dette totale égale à 250% du PIB !). C’est un énorme problème : les Etats-Unis n’auraient évidemment pas ce PIB s’ils ne pouvaient pas le financer à crédit. Et le système n’est pas durable. Mais, au delà de cette question du financement, quels sont les facteurs qui expliquent que les Américains aient un PIB par tête plus élevé que le notre ?

Les dépenses de santé, la consommation d’énergie, les dépenses d’alimentation, les frais financiers, les frais d’avocats, les dépenses de sécurité et les frais d’assurance sont l’explication essentielle du différentiel qui fait l’admiration de nos grands économistes.

Les Américains dépensent deux fois plus que nous pour la santé et cela ne les empêche pas d’avoir une espérance de vie plus faible que nous ! Mais en terme de PIB c’est un apport important : quand nous consacrons 10 unités de PIB à la santé, ils y consacrent presque 20 unités.

La consommation d’énergie est aussi bien plus importante aux Etats-Unis : grosses voitures, banlieues très étendues, air conditionné, banalisation des voyages en avion... La consommation d’énergie par habitant est 2,5 fois plus importante que chez nous ( Source Le Monde - Enerdata).

Les dépenses d’alimentation sont également nettement plus importantes que chez nous. Mais le taux d’obésité est lui aussi plus important : 64% des Américains sont en sur-poids et 27% sont obèses. En moyenne, un Etats-Unien consomme aujourd’hui 805 kilos de nourriture chaque année contre 679 kilos en 1970 ( 20% d’augmentation). Il est bon pour le PIB d’inciter les personnes à manger et à boire dés qu’elles en ont envie. C’est excellent pour le chiffre d’affaires des entreprises agroalimentaires, pour ceux qui fabriquent des vêtements pour personnes obèses, pour ceux qui fabriquent des aliments de régimes et des médicaments, mais l’obésité est devenue la deuxième cause de mortalité aux Etats-Unis (350.000 morts l’an dernier) et sera sans doute devant le cancer dans ce macabre classement d’ici 2010 !

Il y a deux ans, une des photos qui a le plus frappé les esprits aux Etats-Unis (photo primée dans un grand concours) représentait un adolescent de 16 ans, tellement gros qu’il ne peut plus se déplacer et qu’il doit rester toute la journée couché sur son lit... Une photo terrible, insupportable.

Bombardés de publicités qui les incitent à manger (ou à boire des sodas sucrés) dés qu’ils en ont envie, 17% des jeunes de moins de 20 ans sont obèses aux Etats-Unis. C’est très bon en terme de PIB mais est-ce ainsi que nous voulons vivre ?

Le capitalisme n’est pas un humanisme.

Dépenses de santé, gaspillage d’énergie, dépenses de sur-alimentation, dépenses de sécurité et dépenses d’assurance, frais financiers liés à un endettement considérable, frais d’avocats et d’administration pénitentiaire... Quand on analyse le contenu du PIB américain et les différences qui expliquent qu’il est plus important que le PIB français, on ne trouve pas tellement d’occasion d’envier le modèle américain.

Certes, il y a aux Etats-Unis un effort plus important en matière de recherche : quand la France consacre 2,3% de PIB à la recherche, les Etats-Unis y mettent 4 unités. De même, en matière d’éducation, la France ne consacre que 1,1% de son PIB à son enseignement supérieur quand les Etats-Unis y consacrent 3,2 unités. A noter aussi, les Etats-Unis investissent plus dans les nouvelles technologies (deux points de plus qu’en Europe). Ces trois questions (recherche, université, investissement) sont très importantes, on y reviendra plus loin.

Mais, à ces trois exceptions près, l’essentiel du différentiel de PIB entre les Etats-Unis et l’Europe tient à des facteurs qui ne semblent pas devoir être imités.
• voulons-nous doubler notre consommation d’énergie ?
• voulons-nous doubler notre consommation de graisse, de viande et de sucre ?
• voulons-nous doubler notre taux d’obésité et nos dépenses de santé ?
• voulons-nous judiciariser notre société, tripler nos dépenses d’avocats et multiplier par 6 nos dépenses pénitentiaires ?

L’Etat américain est-il vraiment plus efficace que le notre ? Quelle efficacité pour les « prélèvements obligatoires » ?

Après le haut niveau de « PIB par tête », les Etats-unis sont souvent pris comme modèle parce que « les prélèvements y sont plus faibles. L’état y est plus efficace. » En est-on bien sûr ? Une étude de l’OCDE sur le taux de prélèvement net permet d’y voir plus clair. Elle mesure, dans chaque pays, le volume de l’impôt et des cotisations sociales versées mais elle retire les prestations sociales reçues par les personnes (étude OCDE publiée dans La Tribune du 21 février 2003).

Taux de prélèvement net

Allemagne
18.6%

France
14.2%

Etats-Unis
11.4%

Espagne
10.4%

Ces chiffres permettent de relativiser un peu la « pression fiscale » que nous subissons. La pression n’est en réalité que de 14% du PIB en France. Ces 14% nous permettent d’avoir des écoles, des hôpitaux, des policiers, des routes bien entretenues... Payer 14% pour tout cela n’est sans doute pas excessif. Le taux de prélèvement n’est que légèrement supérieur en France à celui existant aux Etats-Unis : 14,2 au lieu de 11,4 soit 2,8% de différence... Cela n’est pas nul mais cela ne justifie sans doute pas tous les discours des libéraux sur, d’un côté, le pays des libertés et de l’efficacité et, de l’autre côté, l’Etat obèse... Et encore, faut-il comparer ce qui est comparable. Nos 14% servent par exemple à financer le système de santé. Il serait juste, pour évaluer l’efficacité des systèmes, de tenir compte aussi des dépenses qui restent à la charge du citoyen pour un service comparable.

Selon l’OCDE, les dépenses de santé représentent presque 15% du PIB américain (dont 7,1% payés par le malade) contre 9,4% du PIB en France (dont seulement 2,1% pris en charge par le malade). Pour bénéficier d’un système de santé classé dans les meilleurs du monde, un Français n’est de sa poche que pour 2,1 % du PIB. Un Américain y consacre 7,1% du PIB pour un système classé en 37ème position par l’OMS... Ainsi complété des dépenses de santé, le taux de « prélèvement » atteint donc 16,3% en France et 18,5% aux Etats-Unis !

Ne le dîtes pas à Nicolas Sarkozy, mais le système américain est sans doute moins efficace que le système français. Et encore, faudrait-il compléter l’analyse avec les dépenses d’éducation car l’université est très chère aux Etats-Unis.

Notre objectif n’est pas de dire que tout est parfait en Europe et que certains Services publics ne doivent pas évoluer. Loin de là ! Mais les louanges excessives du système américain et les critiques mensongères des services publics français bloquent les réformes au lieu de les faciliter.

Les Etats-Unis : Plein emploi ou pleine précarité ?

Une autre raison nous pousse à dire que le modèle américain n’est pas la solution : même en bénéficiant depuis 20 ans d’une croissance artificiellement forte, les Etats-Unis sont très loin du plein emploi. C’est un journaliste américain en poste à Paris qui témoigne de la réalité du marché de l’emploi américain. « En France, vous avez le chômage de longue durée. Aux Etats-Unis, nous avons des prisons pleines. Presque 2% des Américains sont sous les verrous. En proportion de la population, le nombre de prisonniers est 6 fois plus important qu’en France. »

Par ailleurs, l’indemnisation du chômage dure beaucoup moins longtemps qu’en France. De ce fait, beaucoup sont au chômage mais n’apparaissent pas dans les statistiques car ils ne vont « pointer » nul part. C’est une des raisons pour lesquelles les statistiques du chômage de longue durée sont tellement plus faibles aux Etats-Unis : il n’y a ni indemnité ni ASS (Allocation Spécifique de Solidarité).

Mais c’est dans les statistiques données chaque mois par le Secrétariat d’Etat au travail qu’on trouve l’une des meilleures preuves que les Etats-Unis sont très loin du plein emploi : la durée moyenne du travail n’a cessé de diminuer depuis vingt ans. Selon les derniers chiffres du Secrétariat d’état au travail, elle est aujourd’hui de 33,7 heures en moyenne (sans compter les chômeurs).

COURBE DUREE TRAVAIL AUX Etats-Unis

33,7 heures de durée moyenne

Quand nos dirigeants vont aux Etats-Unis, ils ne rencontrent que des cadres dynamiques et des grands patrons qui travaillent 50 heures par semaine (y compris le golf, parfois). Quand le Medef parle des Etats-Unis, il ne donne que la durée du travail dans les grands secteurs industriels (métallurgie, chimie, informatique) où l’on travaille en général un peu plus de 40 heures. Mais la durée moyenne tous emplois confondus est inférieure à 34 heures car des millions d’hommes et de femmes n’ont que des petits boulots.

33,7 heures de durée moyenne, alors que l’on travaille 40 heures dans les secteurs « traditionnels »... De quel « plein emploi » parle-t-on ?

Si les Etats-Unis étaient réellement proches du plein emploi, les salariés seraient en situation de négocier des augmentations de salaire. Le salaire réel moyen devrait augmenter. Il n’en est rien. « Le salaire réel des hommes à temps plein a diminué de 2,3% l’an dernier aux Etats-Unis. » expliquaient Les Echos en analysant la dernière enquête annuelle du Bureau du recensement américain. Du fait de la baisse moyenne des salaires (et de l’augmentation des bénéfices) les inégalités se creusent : « Les 20% les plus riches reçoivent 50,1% des revenus. Les 20% les moins riches n’en perçoivent que 3,4%. 46 Millions de personnes n’ont aucune couverture sociale dont 21 millions qui sont pourtant salariés à temps complet (Les Echos 31 août 2005). »

« Après près de trois décennies de progression continue des inégalités, l’Amérique a d’ores et déjà retrouvé ses niveaux du début du XXe siècle, et est en passe de renouer avec l’hyper-concentration des revenus et des fortunes qui caractérisait l’Europe à la veille de la Première guerre mondiale. » écrivait Thomas Piketty dans Libération en février 2003. « La part des 1% des foyers les plus aisés est passée d’environ 8% du revenu national en 1970 à près de 20% actuellement, soit l’équivalent des revenus des 50% les plus pauvres. La part des 10% des foyers les plus aisés atteint presque 45% du revenu national, soit le niveau observé en France et en Allemagne en 1913...

« Pour les dirigeants américains, la cause est entendue : l’Allemagne et la France, c’est la « vieille Europe ». Mais, dans cette course à la modernité que se livrent les deux continents, force est pourtant de constater que ce sont les Etats-Unis qui, par certains aspects, sont actuellement en train de parcourir un siècle en arrière. »

« Ces évolutions doivent beaucoup à l’explosion des rémunérations que les dirigeants de sociétés se votent à eux-mêmes dans un système de gouvernance d’entreprises hors de tout contrôle. Elles s’expliquent également par l’évolution régressive de la fiscalité : après avoir abaissé massivement les taux de l’impôt sur le revenu applicables aux revenus les plus élevés, après avoir décidé de supprimer purement et simplement l’impôt sur les successions (il est prévu que l’impôt successoral diminue chaque année pour atteindre 0% dans 10 ans), Bush s’en prend maintenant à l’un des deniers garde-fous qui limitaient les possibilités de reconstitution d’une société de rentiers. En matière de fiscalité, le gouvernement américain tente actuellement de tirer un trait sur le XXe siècle. »

Quelle régression ! Les 20% les plus riches sont, en moyenne, 15 fois plus riches que les 20% les plus pauvres. C’est énorme. Les aspects fiscaux que souligne Thomas Piketty sont très importants pour expliquer ces chiffres mais une telle baisse du salaire moyen, un tel creusement des inégalités ne seraient évidemment pas possibles dans une société de plein emploi. C’est parce que des millions de salarié(e)s sont précarisé(e)s qu’ils acceptent ces inégalités et cet appauvrissement. Il est donc totalement faux de dire que les Etats-Unis sont en situation de plein emploi.

Inventer du neuf
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