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60e anniversaire de la Déclaration Schuman : la débâcle

Publie le dimanche 9 mai 2010 par Open-Publishing

60e ANNIVERSAIRE DE LA DÉCLARATION SCHUMAN : LA DÉBÂCLE

Par le Mouvement politique d’éducation populaire (M’PEP).

Le 8 mai 2010.

C’est le 9 mai 2010 que les européistes de tous bords fêteront le 60e anniversaire de la « Déclaration Schuman ». Oseront-ils faire la fête alors que le programme de l’Union européenne, à travers le cas grec, vise à faire monter les peuples de l’Union dans la bétaillère de l’austérité.

C’est Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, dans une déclaration faite le 9 mai 1950, qui a lancé l’idée d’une « Communauté européenne du charbon et de l’acier » (CECA). Malgré le refus de l’Angleterre, la CECA sera mise en place lors du traité de Paris le 18 avril 1951. Schuman sera surnommé « le père de l’Europe » et le 9 mai deviendra le « Jour de l’Europe ».

Ce plan est le fruit du travail secret d’une équipe restreinte de 9 technocrates (Jean Monnet, Paul Reuter, Etienne Hirsch, Pierre Uri, Robert Schuman, Alexandre Parodi, René Mayer, René Pleven, Robert Marjolin), tous aussi attachés à la « solidarité atlantique » et à la « défense du monde libre » qu’à l’idée européenne, et dépourvus de tout mandat du parlement ou du gouvernement. Même le président du Conseil, Georges Bidault, n’était pas au courant, et pourtant son gouvernement adopte la Déclaration le 9 mai. Jean Monnet, dans ses mémoires, appelle cette équipe les « conjurés ». Le secret fut total, à l’exception de Dean Acheson, le secrétaire d’État américain, qui fut consulté la veille…

Dans cette façon de faire, qu’on appellera plus tard la « méthode Monnet », reprise ensuite par Jacques Delors, figurent trois ingrédients principaux :

* D’abord une vision stratégique du « détour » (l’union politique par l’économie ou ultérieurement par la monnaie, dont on voit le résultat en mai 2010 avec la débâcle de l’euro).

* Ensuite l’idée d’un intérêt général européen distinct des intérêts nationaux, dont la définition n’appartiendra pas seulement aux gouvernements mais à une institution originale : la Commission européenne conçue comme un catalyseur de cet intérêt européen commun, grâce en particulier à son monopole de la proposition.

* Enfin la règle du vote à la majorité, à l’intérieur du Conseil.

La « méthode Monnet » permet de progresser de biais, de l’économie à la monnaie, puis de celle-ci à une union politique fédérale, en court-circuitant le débat démocratique. L’autre méthode, celle de la coopération intergouvernementale, implique l’unanimité et débouche soit sur le plus petit dénominateur commun, soit sur une Europe à géométrie variable. C’est celle qu’il faut promouvoir.

C’est bien la Déclaration Schuman qui est à l’origine de cette Union européenne. Nous utilisons volontairement l’expression « cette » construction européenne et non « la » construction européenne, pour bien marquer qu’on ne peut donner l’impression qu’il n’y aurait qu’une seule voie pour rapprocher les peuples européens, celle suivie jusqu’à présent, en supposant que le rapprochement des peuples fut un objectif de cette construction.

Une nouvelle bataille idéologique et politique s’est désormais engagée, sur des bases radicalement différentes de ce qui a été fait jusqu’à présent à gauche, visant à ralentir puis à stopper la machine infernale de Bruxelles. Parallèlement, un nouveau processus politique doit être promu en faveur d’une coopération vraie entre les nations et les peuples d’Europe et leurs partenaires historiques. Tel est le combat du M’PEP.
Il faut bloquer le système de Bruxelles

* Obtenir le retrait de la signature de la France de la Constitution européenne signée le 29 octobre 2004 à Rome.

* Rejeter tout processus d’assemblée constituante qui pourrait déboucher sur une nouvelle constitution.

* Refuser tout nouveau traité de caractère général et institutionnel, qu’il soit ou non soumis à référendum.

* Mener une politique sélective de la chaise vide permettant la préservation des intérêts des citoyens en attendant la création de nouveaux dispositifs de coopération.

* Engager le retrait unilatéral de la France des traités européens.

* Organiser à grande échelle la « désobéissance européenne ».

* Faire bouger l’Europe ou sortir de l’Union européenne.

Parallèlement, un nouveau processus politique doit être promu, articulant dynamique sociale et activité intergouvernementale

Comment imaginer un instant que des gouvernements de droite, et parfois même très à droite, pourraient mener à l’échelle européenne des politiques différentes de celles qu’ils mènent dans chacun de leurs pays ? Quand tous les pays européens ou presque sont à droite, ils conduisent naturellement une construction européenne de droite ! Mais le système de Bruxelles a ceci d’étrange qu’il permet de mener des politiques de droite même quand les gouvernements sont à gauche !

Il n’y a pas de « neutralité » possible de la construction européenne actuelle, pas plus qu’il ne peut y avoir de traité « neutre » sur le plan des orientations politiques. Cette construction, par essence, est capitaliste dans le sens où elle est totalement, et dans tous les domaines, adossée à l’idéologie néolibérale, qu’elle favorise l’accumulation du capital dans un petit nombre de mains privées, qu’elle ne jure que par la concurrence, qu’elle contribue à l’exploitation des travailleurs en Europe mais aussi dans le reste du monde. Elle n’est pas amendable.
LE BILAN ACCABLANT DE CETTE CONSTRUCTION EUROPÉENNE

En 1951, le traité de Paris créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) prévoyait dans son article 2 que sa mission était de « contribuer à l’expansion économique, au développement de l’emploi et au relèvement du niveau de vie dans les États membres ». Où en sommes-nous 60 ans après ?

Tout le monde est d’accord pour fixer la date du début de cette « construction » européenne – c’est-à-dire la construction du libéralisme à l’européenne - au 9 mai 1950 avec la Déclaration Schuman qui annonçait la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Mais cette Déclaration ne sort pas du néant, elle est le point d’aboutissement d’un processus dont on peut retracer quelques unes des étapes. Plus précisément, la Déclaration Schuman et la création de la CECA correspondent à la convergence et au mûrissement de trois préoccupations :

* Celles des forces conservatrices, aux États-Unis et en Europe occidentale, qui voulaient assurer le leadership américain sur le monde, contrer l’URSS et les autres pays européens se réclamant du socialisme, et endiguer les forces de gauche au pouvoir dans plusieurs pays de l’Europe de l’Ouest.

* Celles des milieux d’affaires en Europe occidentale et aux États-Unis qui voulaient relancer le capitalisme dans l’immédiat après-guerre.

* Celles d’une partie de la gauche européenne, plutôt d’orientation socialiste, qui croyait aux États-Unis d’Europe sur des bases généreuses mais parfaitement démagogiques, et qui voulait surtout contrer les partis communistes alors dominants.

La chronologie des évènements, entre la guerre et la Déclaration Schuman, est à rappeler :

* De 1942 à 1946, la réflexion se développe essentiellement aux États-Unis et en Grande-Bretagne (Churchill) sur les suites à donner après la victoire des Alliés. Peu à peu les idées se mettent en place et on peut dater la fin de cette séquence au discours de Churchill de septembre 1946 à Zurich. C’est la préparation idéologique et politique des dispositifs qui se mettront en place ultérieurement.

* 5 mars 1946 : début de la « guerre froide » lorsque Winston Churchill, à Fulton dans le Missouri, parle du « rideau de fer » qui se serait abattu sur le continent européen.

* 5 mai 1947, Paul Ramadier, président du Conseil, issu de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO, ancien nom du Parti socialiste), renvoie les ministres communistes français. Le même processus se déroule dans les autres pays européens.

* 5 juin 1947 : annonce du Plan Marshall qui obligera les pays bénéficiaires de l’aide à mettre en place la première forme d’union européenne.

* 17 mars 1948 : signature du traité de Bruxelles instituant l’Union de l’Europe occidentale (UEO) qui est un pacte d’assistance économique et militaire dirigé contre l’URSS, autre forme de construction européenne.

* 16 avril 1948 : création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), ancêtre de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), qui servira à gérer les fonds du Plan Marshall.

* 7 au 10 mai 1948 : congrès de La Haye qui crée le Conseil de l’Europe dont l’ambition est la construction européenne.

* 4 avril 1949 : signature traité de l’Atlantique Nord (OTAN) entre les États-Unis et onze pays de l’Europe occidentale, dirigé contre l’URSS.

I.- LES FORCES CONSERVATRICES, AUX ÉTATS-UNIS ET EN EUROPE OCCIDENTALE, VEULENT ASSURER LE LEADERSHIP AMÉRICAIN SUR LE MONDE, CONTRER L’URSS ET LES AUTRES PAYS EUROPÉENS SE RECLAMANT DU SOCIALISME, ET ENDIGUER LES FORCES DE GAUCHE AU POUVOIR DANS PLUSIEURS PAYS DE L’EUROPE DE L’OUEST

La préparation idéologique et politique

L’idée d’une « communauté atlantique », qui allait prendre plus tard la forme de l’OTAN, est apparue aux États-Unis en 1943-1944, promue par Walter Lippman (1889-1974). Secrétaire adjoint à la Guerre lors de la Première Guerre mondiale, qui critiqua ensuite sévèrement le New Deal de Franklin Roosevelt.

Champion du libéralisme le plus ultra, il a écrit de nombreux ouvrages (obtint deux Prix Pulitzer en 1958 et 1962) et se trouve à l’origine de la création du premier Think-Tank au monde, le 26 août 1938. Ce jour-là, il réunit ceux qui souhaitaient devenir « l’avant-garde intellectuelle du libéralisme économique militant ». Participent à cette réunion, entre autres, Friedrich von Hayek, qui devait par la suite battre Keynes et le keynésianisme. Tous les participants se trouvent d’accord pour désigner le « collectivisme » comme l’ennemi à abattre. Dans leur esprit, le « collectivisme » ne concerne pas seulement l’URSS. Il vise également l’expérience du New Deal en cours aux États-Unis à l’époque, le Front populaire en France et le Parti travailliste anglais, tout comme les régimes dictatoriaux allemands, italiens et japonais.

Ils veulent créer un centre international pour la rénovation du libéralisme, dont la mise en œuvre sera interrompue par la guerre. Ils reprendront leurs activités au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour populariser l’idéologie de Friedrich von Hayek, principalement à partir de la création de la Société du Mont-Pèlerin à laquelle participera Milton Friedman. C’est la naissance du néolibéralisme.

En 1943, dans un ouvrage, Walter Lippman écrit : « Notre tâche principale doit consister à soutenir le régime européen contre la Russie après que l’Allemagne… aura cessé d’exister en tant que grande puissance de l’Europe occidentale. Le destin a prédéterminé… la position centrale de l’Amérique dans la civilisation occidentale. C’est de là que découlent fatalement les tâches essentielles de l’Amérique. L’ensemble des nations de l’ancien monde surpasse en puissance les États-Unis. Cela oblige à réfléchir sur la nécessité de coalitions avec une série de pays de l’ancien monde, sur la création d’alliances sûres avec ces États [1] ».
Les débuts de la guerre froide

La « guerre froide » a été inaugurée le 5 mars 1946 par un discours de Winston Churchill à Fulton, dans le Missouri, après qu’il ait quitté le pouvoir quelques mois plus tôt. Le président américain Harry Truman avait invité l’ex-Premier ministre britannique à prononcer un discours au collège de Westminster, à Fulton. Churchill s’y exclame : « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu sur le continent (...). Quelles que soient les conclusions que l’on tire de ces faits, ce n’est certainement pas là l’Europe libérée pour laquelle nous avons combattu ; et ce n’est pas non plus celle qui porte en elle les ferments d’une paix durable ». Churchill invitait « les peuples de langue anglaise à s’unir d’urgence pour ôter toute tentation à l’ambition ou à l’aventure ». Il terminait son allocution en exhortant les pays d’Europe occidentale à contrecarrer le pouvoir communiste afin « d’établir dans tous les pays, aussi rapidement que possible, les prémices de la liberté et de la démocratie ».

Churchill, le 19 septembre 1946, lors d’un discours à Zurich, évoquait une éventuelle création des « États-Unis d’Europe ». Il s’opposait cependant à toute notion de supranationalité.

Le président américain Harry Truman, le 12 mars 1947, décidait de mettre en place la politique de containment (l’endiguement), appelée « doctrine Truman ». Il annonçait sa vision d’un monde scindé en deux camps opposés et irréconciliables. A la tête du « monde libre », opposé au communisme, les États-Unis prennent rapidement la tête d’initiatives politiques, économiques et militaires qui avaient pour but d’empêcher l’expansion du communisme. Toutes les mesures d’ordre économique, militaire, diplomatique adoptées par le gouvernement américain entre 1947 et 1954 sont fonction de la préparation à un conflit militaire éventuel avec les pays socialistes.
La situation en Europe occidentale

En France, de 1945 jusqu’à leur éviction le 5 mai 1947, des ministres communistes siègent au gouvernement. Ils mettent en œuvre le programme du Conseil national de la Résistance et occupent les postes suivants selon les périodes : Santé publique ; Économie nationale ; Reconstruction et Urbanisme ; Défense nationale ; Anciens Combattants et Victimes de guerre ; Travail et Sécurité sociale ; Armement ; Production industrielle ; Réforme administrative ; Air ; vice-présidence du Conseil.

On trouve également des ministres communistes en Allemagne fédérale, Autriche, Belgique, Danemark, Italie, Luxembourg.

En Grande-Bretagne le gouvernement travailliste accède au pouvoir en 1945 en battant Churchill et nationalise certains secteurs industriels.
Le Plan Marshall

Le secrétaire d’État américain George Marshall propose le 5 juin 1947 un programme d’aide destiné à stimuler la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Il sera directement à l’origine de la construction européenne. Ses objectifs sont multiples :

* aider financièrement l’Europe pour empêcher la pauvreté de s’installer, terrain qui serait favorable au communisme et enrayer ainsi l’essor des mouvements populaires en Europe occidentale ;

* permettre à l’économie des États-Unis, qui a été modifiée pendant la guerre, de se maintenir à un bon niveau grâce aux exportations vers l’Europe. Les États-Unis aident l’Europe qui, avec ces capitaux, peut ainsi acheter des produits américains ;

* favoriser le relèvement économique des pays de l’Europe occidentale en vue de renforcer leur potentiel militaire et économique dans l’éventualité d’une guerre contre les pays socialistes ;

* échapper à la crise économique que les États-Unis connaissaient en 1948-1949. Ne trouvant pas sur le marché intérieur une demande solvable suffisante pour leur potentiel de production, le plan Marshall leur permet de financer l’exportation des marchandises par l’État.

Les États-Unis entendaient, avec ce plan, ne plus « disperser » leur aide. La « coordination » des ressources et des efforts des pays d’Europe occidentale, la marche vers une alliance des États capitalistes européens sous la protection américaine étaient une condition à l’obtention des crédits Marshall. C’est ainsi qu’en juillet 1947 se tient la conférence à Paris où 16 pays qui acceptaient les conditions de l’aide américaine créent un Comité de coopération économique européenne. Il avait pour tâche de recenser les ressources économiques de ces pays et leurs demandes d’aide américaine. L’année suivante était créée l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), toujours dans le cadre du plan Marshall.
Le 16 avril 1948, création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE)

L’OECE est chargée de dépenser équitablement les crédits entre les différents États d’Europe occidentale. Son but consiste aussi à renforcer les relations économiques entre ses membres ainsi que de libéraliser les échanges commerciaux et monétaires. En 1961, l’OECE se transformera en Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Le 17 mars 1948, signature du traité de Bruxelles instituant l’Union de l’Europe occidentale (UEO)

Les représentants du Benelux, de la Grande-Bretagne et de la France signent le traité de Bruxelles qui institue l’UEO (Union de l’Europe occidentale). Il s’agit d’un pacte régional d’assistance militaire et économique valable sur une période de 50 ans auquel d’autres pays peuvent se rallier. Pour la première fois depuis l’armistice de 1945, les alliances politiques et militaires ne sont plus dirigées contre l’Allemagne mais contre l’URSS. Cet accord précède d’un an la création d’un accord militaire de plus grande ampleur : l’OTAN.

Pour bien montrer le caractère de cette institution, un des présidents de l’UOE, Arthur Conte (député SFIO à l’époque), déclare en 1962 : « dans notre esprit, il ne s’agit, à aucun moment, de constituer en Europe une troisième force… La Communauté européenne n’aura pleine signification et pleine légitimité qu’au sein de la grande famille occidentale… du haut de cette tribune, dès le premier jour de notre session, je tiens à proclamer hautement notre entière solidarité… avec toutes les nations qui sont à nos côtés au sein de l’Alliance atlantique, premier rempart de notre bonheur, et plus particulièrement avec les États-Unis d’Amérique qui y portent la plus large charge [2] ».
Le 10 mai 1948, au congrès de La Haye, est créé le Conseil de l’Europe

C’est Churchill qui préside ce congrès dont l’objet est de réfléchir à une possible union européenne. Près de 800 délégués de toutes les tendances politiques de l’Europe occidentale sont réunis en présence d’observateurs américains. Le but du congrès est de mettre en place une union européenne économique, politique, culturelle et monétaire. De cette réunion naîtra le Mouvement européen et le Conseil de l’Europe.
Le 4 avril 1949, signature du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)

Douze pays occidentaux signent le traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à Washington pour faire face à ce qu’ils appellent la menace soviétique. A cette occasion, le général Bradley, chef d’état-major de l’armée des États-Unis, parle de l’Allemagne comme « frontière de défense collective loin de leur territoire, au cœur même de l’Europe [3] ». Les Américains attribueront toujours un rôle particulier à l’Allemagne, pays devant absorber le « premier choc » avec les troupes soviétiques.

II.- LES MILIEUX D’AFFAIRES EN EUROPE OCCIDENTALE ET AUX ETATS-UNIS VEULENT RELANCER LE CAPITALISME

Les États-Unis étaient intéressés au relèvement de l’Europe car leur économie en dépendait pour une part non négligeable. Les grandes entreprises américaines avaient besoin d’ouvrir les marchés européens. Elles disposaient d’un surplus de stocks au lendemain de la victoire et l’industrie de guerre devait être reconvertie en industrie civile.

Mais assez vite les États-Unis se trouvent en échec. En effet, les exportations des États-Unis vers l’Europe occidentale baissent de 4,2 milliards de dollars (33,7 % du total de leurs exportations) en 1948, à 2,8 milliards en 1953 (18,1%). Les exportations de l’Europe occidentale vers les USA, quant à elles, augmentent légèrement de 1 milliard (5,5 % du total de leurs exportations) en 1948, à 2,2 milliards (7,5 %) en 1953 [4].

Les États-Unis cherchent donc à obtenir l’abrogation des restrictions aux importations européennes de produits américains, ainsi que l’abaissement des barrières douanières « sur la base de la réciprocité ». Comme le taux moyen des droits de douane était aux USA supérieur à celui des droits perçus en Europe occidentale, l’abaissement des tarifs douaniers dans des proportions égales par tous les pays, comme le demandent les Américains, ferait que les tarifs seraient toujours plus élevés aux États-Unis qu’en Europe occidentale.

Les statistiques du commerce extérieur des États-Unis et de l’Europe occidentale montrent que les États-Unis n’ont pas réussi à réaliser leurs plans d’expansion économique à un degré qui aurait permis de consolider leur domination économique sur les marchés extérieurs.

De leur côté, les pays d’Europe occidentale, dépendant de leurs réserves de devises pour les achats de produits américains, préféraient les économiser dans leurs échanges réciproques. C’est pourquoi, au début de l’après-guerre, ils pratiquèrent essentiellement des échanges bilatéraux. Les accords bilatéraux fixaient la quantité et l’assortiment des marchandises, ainsi que les modalités de règlement. L’export-import s’effectuait contre une monnaie convenue, et il était ainsi possible de compenser les échanges (clearing). Mais il apparut dès la fin de 1947 que cette méthode freinait l’extension du commerce intra-européen, car effectuant les échanges sur la base du clearing, les pays ne pouvaient pas satisfaire leurs besoins croissants.

C’est ainsi qu’en novembre 1947, la Belgique, le Luxembourg, la France et l’Italie signèrent un accord de clearing multilatéral auquel adhéra peu après la zone d’occupation anglo-américaine en Allemagne de l’Ouest. Chaque mois les banques centrales de ces pays présentaient à la Banque des règlements internationaux (BRI) les montants à régler par compensation. Mais les devises manquaient toujours aux pays d’Europe occidentale pour couvrir ce solde.

Sur l’initiative des États-Unis, un accord était passé le 16 octobre 1948 entre les pays participant au plan Marshall. Le pays devenu créancier à la suite du clearing était tenu de fournir au pays débiteur la somme nécessaire pour couvrir sa dette en monnaie nationale. En échange il recevait des USA une somme équivalente en dollars, au titre de l’aide conditionnelle – déjà les aides conditionnelles ! - prévue par le plan Marshall. Les États-Unis prenaient ainsi en charge la dette du pays débiteur et augmentaient de ce montant leurs exportations vers l’Europe. Tout cela plaçait l’extension du commerce de l’Europe occidentale sous la dépendance des États-Unis.

Mais ce système de règlements ne satisfaisait entièrement ni les grandes entreprises américaines, ni les pays d’Europe occidentale. D’une part, en maintenant leurs restrictions aux importations, certains pays freinaient l’accroissement des exportations américaines vers l’Europe occidentale. D’autre part, la dette d’un pays vis-à-vis d’un autre étant couverte à 100 % par des marchandises américaines, le pays créancier était obligé d’accepter ce que lui proposaient les États-Unis, et cela ne correspondait pas toujours aux besoins.

Tout cela déboucha sur l’Union européenne des paiements (UEP) en septembre 1950 : Angleterre, Autriche, Belgique, Danemark, France, Grèce, Irlande, Islande, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Portugal, République fédérale d’Allemagne, Suède, Turquie. L’UEP devait principalement effectuer le clearing des règlements entre les pays membres concernant tous les chapitres de la balance des paiements. L’UEP accordait ou obtenait d’autre part des crédits et procédait aux règlements en dollars et en or de la dette ainsi formée. L’UEP exista jusqu’en 1958 date à laquelle la plupart des pays européens avaient établi la convertibilité partielle des monnaies, les restrictions sur les changes avaient été atténuées et le clearing s’avéra superflu.

III.- UNE PARTIE DE LA GAUCHE EUROPÉENNE CROIT AUX ÉTATS-UNIS D’EUROPE SUR DES BASES GÉNÉREUSES MAIS PARFAITEMENT DÉMAGOGIQUES

Il n’est pas nécessaire de remonter à Saint-Simon ou à Victor Hugo et à son discours au Congrès de la paix du 21 août 1849, un an après la révolution de 1848, où il évoque les « États-Unis d’Europe ».

On peut partir de 1930 quand Aristide Briand, co-fondateur avec Jean Jaurès du Parti socialiste français, rédacteur du rapport sur le projet de loi établissant la séparation de l’Église et de l’État, ministre des Affaires étrangères, propose à 27 pays européens (URSS exceptée) de créer un lien fédéral : l’ « Union fédérale européenne ». Ce projet devait favoriser les positions de la France en Europe, étant dirigé contre l’influence prépondérante de l’Angleterre et aussi des États-Unis qui conquéraient des positions toujours nouvelles sur les marchés étrangers. Il a été rejeté en France comme à l’étranger.

Mais c’est en Allemagne de l’ouest que l’on se mit à propager, immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’idée de l’union économique et politique des pays d’Europe occidentale. En été 1945, dès que les autorités d’occupation eurent commencé à fonctionner en Allemagne, le peuple allemand fut autorisé à fonder des partis politiques. La CDU fut fondée dans la zone britannique et l’Union chrétienne sociale (CSU) dans la zone américaine en Bavière. Dès la première déclaration de la CDU on pouvait lire : « L’Allemagne ne peut pour le moment mener qu’une politique extérieure limitée. Son but doit être de participer sur un pied d’égalité à la coopération pacifique des peuples, à l’union des nations [5] ». Il s’agissait clairement d’utiliser toutes les opportunités de construction européenne comme d’un marchepied pour la restauration de la puissance allemande.

Pour la CSU : « nous sommes en faveur d’une Confédération européenne pour préserver et développer en commun la culture chrétienne occidentale, aucun pays d’Europe ne peut exister isolément. Nous préconisons la création d’une union européenne économique et monétaire. Nous exigeons la suppression des frontières douanières entre les États d’Europe [6] ». Observons au passage que le mythe de la prétendue impossibilité du célibat politique en Europe existait bien avant la mondialisation !

Quant aux socialistes, ils tenaient les 24 et 25 avril 1948 une Conférence internationale des partis socialistes européens. Ils y décidaient que « c’est dans le cadre des États-Unis de l’Europe libre, considérés comme une étape vers l’unification du monde, que peuvent le mieux être atteints dans la paix les objectifs économiques, sociaux, politiques et culturels des travailleurs de ces pays ».

Sur le plan politique en France, les choses sont désormais claires : reniement progressif des gaullistes ; enthousiasme sans cesse répété des démocrates-chrétiens ; opposition constante des communistes ; double langage des sociaux-démocrates qui font dorénavant de la construction européenne un substitut au socialisme auquel ils ont renoncé.

Cette stratification politique française s’observe lors des 3 référendums qui ont concerné l’Europe.

1.- Les Français ont été consultés par référendum le 23 avril 1972 sur l’élargissement de la CEE au Royaume-Uni, l’Irlande, le Danemark et la Norvège. Les Norvégiens diront « non » et depuis ce temps ne font pas partie de l’Union européenne. Ils ne s’en portent d’ailleurs pas trop mal, et même mieux que la plupart des pays membres, particulièrement de ceux faisant partie de la zone euro. En France, il y a 40 % d’abstentions, 7 % de blancs, 67,7 % de « oui ». Le « oui » obtient 10 850 000 voix et le « non » 5 millions.

* Ont appelé à voter « oui » : le Centre démocrate de Jean Lecanuet (CD), le Centre démocratie et progrès de René Pleven, Jacques Duhamel et Joseph Fontanet (CDP), l’UDR de Jacques Chirac, les Républicains indépendants de Giscard d’Estaing (RI).

* Ont appelé à voter « non » : le PCF et l’Association pour la fidélité à la mémoire du général de Gaulle (Pierre Lefranc).

* Le Parti socialiste s’est abstenu.

2.- Le 20 septembre 1992 les Français étaient appelés à se prononcer par référendum sur le traité de Maastricht. Il est approuvé à une majorité de 51 %. Le « oui » obtient 13 100 000 voix et le « non » 12 600 000.

* Ont appelé à voter « oui » : le PS, le PRG, l’UDF, Jacques Chirac, Alain Juppé, Édouard Balladur du RPR.

* Ont appelé à voter « non » : le PCF, Jean-Pierre Chevènement (PS), Philippe Séguin, Charles Pasqua (RPR), Philippe de Villiers (UDF), le FN.

* Le RPR n’a pas donné de consigne de vote.

3.- Le 29 mai 2005, les Français étaient appelé par référendum à se prononcer sur le projet de Constitution européenne. Une majorité de français, 55 %, répondent « non » (15 450 000 voix, et 12 800 000 pour le « oui »).

- *Ont appelé à voter « oui » : le PS, les Verts, le PRG, l’UDF, l’UMP.

* Ont appelé à voter « non » : l’extrême gauche (PT, LCR, LO), le PCF, des Verts minoritaires, le MDC, le FN, le MPF, Laurent Fabius, Jean-Luc Mélenchon, Henri Emmanuelli, Marc Dolez (PS minoritaires), Émile Zuccarelli (PRG minoritaires).

Au total :

Au nom de l’Europe, la construction de l’Europe a organisé la division de l’Europe ; au nom de la paix, elle s’est érigée en bloc militaire contre une autre partie de l’Europe. La mystique de l’Union européenne, nourrie par l’horreur de deux guerres mondiales, est retombée : les peuples européens sont aujourd’hui profondément pacifiques. Aucune guerre ne saurait plus éclater entre les grands pays européens sur un continent que les rêves d’hégémonie ont déserté depuis plus d’un demi-siècle. Ce n’est pas l’Union européenne qui a permis la paix, mais c’est la paix, obtenue par la victoire sur le nazisme, qui a permis l’Union européenne. Faire aujourd’hui de l’Europe un rempart contre la guerre, comme nous l’entendons tous les jours, relève d’une propagande grossière, même si nous ne sommes pas à l’abri de conflits ethniques, voire tribaux, ou d’affrontements intercommunautaires sur notre continent. Ces risques réels nous font d’ailleurs mieux apprécier les vertus de la nation républicaine.

L’Europe dont on nous parle n’est pas l’Europe mais une partie de l’Europe. Bien sûr elle réalise des coopérations techniques et économiques, mais c’est entre oligarchies. Elle a organisé les marchés, mais c’est en fonction d’énormes intérêts privés. Son ressort est la recherche du profit privé, pas l’intérêt des nations et des travailleurs. Le Marché commun n’a apporté aucune satisfaction aux travailleurs.

L’intégration européenne est une intégration capitaliste. Elle se traduit donc, inévitablement, par la mainmise des groupes capitalistes et notamment des plus forts, ceux des USA. Dès sa naissance, cette « construction » européenne était à dominante atlantiste. Les États-Unis d’Europe sont en réalité l’Europe des États-Unis.