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Démonter, monter, démontrer : le pouvoir des (fausses) images dans les procès de Gênes.

Publie le dimanche 10 avril 2005 par Open-Publishing

Interview d’ Uomonero, activiste de Indy média

de Filippo Del Lucchese traduit de l’italien par karl&rosa

Le siège où travaillent les activistes d’Indy média se trouve dans un bel immeuble du centre historique de Gênes. En entrant, on se trouve dans un lieu ordonné, avec des étagères pleines de matériel vidéo et audio bien rangé et catalogué. Les ordinateurs toujours allumés. Au mur, différentes vitrines où sont affichées des coupures de journaux, des photos, des images extrapolées des vidéos. Des moments-clé, des personnages à reconnaître, des visages encadrés par des cercles colorés.

On cherche, dans ces pièces, à reconstruire des évènements et des séquences temporels, de démonter des montages bricolés et des séquences préparées ad hoc pour les procès en cours. Parmi ces feuilles suspendues, je suis frappé par des écussons, que portent des policiers et carabiniers sur leur uniforme, et qui indiquent leur grade. Sur les casques de protection, il n’y a pas de chiffres, cela - on le sait - aurait aidé dans l’identification de ceux qui ont commis d’une manière évidente des crimes gravissimes, que les images ont repris, sur les places et dans les rues de Gênes, jusqu’à la sanglante irruption dans l’école Diaz et au massacre qui s’en est suivi.

Cela donne l’impression d’un travail incroyable, motivé par l’envie de ne pas oublier et de s’opposer à la reconstruction de la réalité que les autorités se préparent à donner au procès, après celle des faits divers des journaux, qui est arrivée à nier même l’évidence ("Aucun citoyen n’a été blessé" déclarait fièrement à la presse le chef de la Police Gianni De Gennaro, le 23 juillet 2001). Je parle de tout ce travail, de ce qu’il représente du point de vue politique et du procès, avec ’Uomo nero’, un activiste d’Indymédia qui a travaillé des mois dans ce contexte.

JG - Commençons par le travail fait, par ce que vous êtes en train de faire pour
les procès génois.

Uomonero - Indymédia a été en un certain sens contraint à réfléchir et à décider de revenir ici à Gênes. Une sorte de mea culpa pour l’absence, qui durait pratiquement depuis 2001. Nous étions ici avec le média center, nous avons été présents dans les rues et puis, à cause d’une sorte de refoulement, Gênes a été en un certain sens abandonnée. La loi, au contraire, n’a pas du tout abandonné Gênes, hélas, et donc les procès ont progressé. Sur la demande de ceux qui avaient maintenu une structure légale en activité, nous avons reçu l’invitation explicite et Indymédia a décidé d’investir ici des énergies.

Le travail que nous sommes en train de faire se compose de deux parties fondamentales : la première, qui a eu et aura à faire, jusqu’à la fin des procès, avec les images ; la deuxième, d’un type plus technique, concernant les actes, leur organisation et informatisation. Une quantité de travail énorme. Pour le seul procès contre les policiers, nous avons à faire avec environ 60 dossiers de 500 pages chacun, pour un total d’environ 60.000 pages. Nous avons ensuite environ 85 000 photos et 240 heures d’images vidéo en ce qui concerne le seul procès aux activistes.

JG - Par rapport à la quantité d’images et de photos rendues publiques, disons les plus connues, les chiffres que tu donnes indiquent que nous disposons de beaucoup plus.

UN - Nous devons reconstruire. Les 240 heures d’images vidéos dont nous sommes en train de parler ont été choisies par le procureur à l’intérieur d’une base de données d’images qui s’appelle Média-360 qui contient toutes les images trouvées, séquestrées, dont on est venu en possession de quelque façon que ce soit. Il y a environ 650 heures de vidéo et des milliers de photos. La défense a pu accéder à cette base de données très tard dans le cadre des investigations défensives, puisque la demande a été différée par le procureur jusqu’en juillet 2004. L’élément fondamental à souligner n’est pas seulement celui de l’image utilisée pour reconnaître, par exemple, celui qui a commis le fait. Nous nous sommes trouvés devant un montage vidéo. Demandé par le procureur à une équipe de la Police municipale faisant fonction de Police judiciaire, ce montage est connu maintenant sous le nom de Dvd "Corda", l’agent responsable de l’opération et qui a signé le montage. Corda n’était pas présent au moment des faits, mais il a visionné toutes les images en en faisant cette reconstruction montée. La nouveauté est que le procureur n’a pas accueilli ce montage comme une expertise technique, mais comme un véritable témoignage, même si celui qui l’a produit n’était pas présent au moment des faits.
En un certain sens, la défense a déjà perdu de ce point de vue, puisque le Dvd Corda a été acquis aux actes, et comme matériel unique. Voila un premier problème de fond : un montage, une sélection et une reconstruction sont toujours une interprétation, exactement comme dans un film. Dans le travail de Corda, nous avons des séquences entières qui ont été reconstruites, des horaires fantaisistes et non vérifiés qui peuvent servir à démontrer une chose plutôt qu’une autre. Il s’agit d’un coup monté dans le vrai sens du terme, qui sert à soutenir le procès tout entier. En effet, le procès n’a rien à voir avec des dommages singuliers, mais avec la demande de condamnation pour dévastation et mise à sac. Cela peut être démontré, par exemple, par le fait que les forces de l’ordre n’étaient plus en mesure de gérer la situation de l’ordre public et que beaucoup en ont profité, par exemple en ne faisant rien pour empêcher les faits. Les peines sont très élevées et le procureur est en train de travailler à ce type de demande de condamnation, en replaçant les faits dans le contexte de ce qu’il a appelé de véritables ’journées de guerre’, plutôt qu’aux faits singuliers de dommage ou de vol.

JG - Comment s’est donc déroulé votre travail ?

UN - Ce que nous avons fait est de reprendre le Dvd Corda et tous ceux qui étaient définis comme "originaux", c’est-à-dire ceux dont Corda a sélectionné les images, nous avons essayé de les replacer dans un contexte, de donner un horaire aux enregistrements et de voir comment le montage et les coupures avaient été faits. Une mémoire très détaillée en est née, qui explique ce qu’il y a en amont et quels sont les défauts substantiels du Dvd Corda, qui le rendent inutilisable à l’intérieur du procès. Au contraire, le tribunal a décidé - voila pourquoi je dis qu’il s’agit déjà d’une défaite pour la défense - de ne pas en visionner la moindre image et d’acquérir le Dvd, en reprochant en même temps au procureur d’avoir utilisé de façon exagérée le matériel vidéo. Notre mémoire en reste de toute façon aux actes, on verra ce qu’on en peut tirer.

Un détail ultérieur concerne le même Média-360, donc en amont aussi bien de notre travail que de celui de Corda. Il a été fait par l’acquisition d’un matériel qui n’était pas, lui-même, le matériel original. Il ne s’agissait pas de cassettes enregistrées mais de copies, probablement déjà montées par ceux qui ont séquestré le matériel. Indymédia, par exemple, a subi en 2003 une séquestration de matériel qui a été ensuite restitué. Ce matériel ne correspond pas à celui qui a été remis au procureur, parce qu’il a déjà été coupé, ou bien par les Ros [unité spéciale des carabiniers] ou bien par ceux qui se sont occupés des passages intermédiaires. Ce que le procureur appelle les originaux sont les copies qui leur sont parvenues, mais ils ne correspondent pas - parce qu’ils ne les ont jamais eu en main - aux originaux que nous avons enregistrés. Où sont passés les originaux ? Peut-être ne le saurons-nous jamais mais l’ hypothèse d’un délit demeure parce qu’il manque des dizaines de minutes de film.

JG - Parlons maintenant de la valeur politique de ces images qui en disent long sur ce que l’on voit mais aussi sur ceux qui , ces jours-là regardaient et enregistraient. L’activisme par les médias s’est configuré comme un véritable processus de subjectivation politique de grande importance. Comment jugez-vous ce phénomène ?

UN - J’essaie de parler pour Indymedia qui a pourtant de nature une voix plurielle. Indymedia est née à Seattle où la tentative de la police a été immédiatement de frapper le Media Center et la contre information. Cela s’est reproduit à Gênes qui a été le développement au niveau international de Indy. Indymedia Italie compte aujourd’hui sur 130 000 contacts quotidiens, un vrai succès d’intérêt et d’attention, donc. L’esprit avec lequel il voit le jour est celui de l’activiste qui descend dans la rue, filme et communique - pas seulement au moyen de la vidéo - ce qu’il a fait et vu en le faisant avec d’autres. C’est cela l’esprit original qui investit aujourd’hui le débat ouvert sur des positions différentes. Beaucoup se sentent aujourd’hui plus médiactivistes et l’activisme se réduit à faire de l’information tandis que nombre d’entre nous, principalement des activistes, pensent plutôt à la participation et à la contre information traditionnelle. Indymedia a plu parce que les âmes les plus différentes arrivent à cohabiter dans ce contenant.

Nous travaillons plus sur ce qui nous unit que sur ce qui nous sépare. Gênes a été une grande occasion pour nous tous d’essayer de dire ce qui était en train de se passer. Différents problèmes s’ouvrent aussi. Moi, par exemple, je ne me sers jamais dans une manifestation de la caméra ou de l’appareil photo parce que je suis plus intéressé à la manifestation et au contexte avec les gens dans la rue qu’à la documentation journalistique. Gênes a probablement été l’évènement le plus filmé des dernières années, en comptant toutes les caméras télé ainsi que celles des banques et de la sécurité ou même celles d’activistes qui ensuite n’ont pas été restituées. Donc un évènement éclatant , aussi par ce qui est arrivé dans la rue. Gênes a été la possibilité de porter dans la rue des choses très différentes les unes des autres mais , en général, les personnes se sont réapproprié les rues et les places même si, encore aujourd’hui, c’est dur de se remémorer la répression sévère que nous avons subie. Nous sommes actuellement en train de travailler aux images de l’entrée à la Diaz et ces images sont encore quelque chose qui ’serre l’estomac’.

JG - Dans l’après-coup, d’un point de vue plus théorique, que peut-on dire des analogies entre guerre et police, en pensant aux images qui arrivent de la Palestine, de la Tchétchénie, de l’Irak ? Comment se croisent ces concepts à vos yeux ?

UN - Il y a une militarisation de fond. L’exemple le plus lumineux sont les "opérations de police internationale" comme dans le cas de la Yougoslavie. Si la police couvre la signification de guerre, cela vaut aussi en sens inverse. Je ne suis à Gênes que depuis quelques mois mais la prolifération des caméras de télé de sécurité dans les rues est évidente. A huit heures du soir, il y a une sorte de couvre-feu de 20 heures, comme l’appellent les journaux. Les commerçants ne peuvent pas vendre de bouteilles de verre pour éviter des rixes, de quelle façon, on n’en sait rien. Maintenant, le soir la ville se remplit de carabiniers et de police des finances en tenue anti émeute qui patrouillent dans toutes les rues du centre en militarisant de facto la ville. Des gilets pare-balles, des mitraillettes, des matraques, etc., cela rappelle ce qui se passe normalement depuis des années dans les banlieues parisiennes, par exemple. Un couvre-feu de type militaire, donc, qui a un grand impact visuel et une fonction journalistique plus qu’autre chose. La manie sécuritaire réunit à nouveau guerre et police, la requalification urbanistique de la ville va dans le même sens en redéfinissant le territoire avec des caméras télé et des postes de contrôle, le prédisposant à la présence constante d’unités militaires qui le contrôlent. La sécurité est exaspérée, au niveau supra national aussi, par les accords entre les polices européennes.

JG - Revenons alors aux images de Gênes. A l’époque, On eut l’impression qu’à un certain moment, les pires violences et l’acharnement apparemment injustifié et incontrôlé des polices contre les manifestants n’avaient pas lieu ’malgré’, mais ’exactement à cause’ du fait qu’il était filmé par des centaines de caméras télé et sous les yeux du monde. Quelque part, on a assisté à une ostentation de la violence, confirmée par exemple par les photos souvenirs que nombre d’agents ont pris d’eux-mêmes au beau milieu des affrontements et des blessés, ou en train de chanter des hymnes de stade ou même en attaquant directement les journalistes accrédités.

UN - Une des choses qui, à l’époque, est restée gravée dans ma mémoire est justement la photo souvenir qu’a fait d’elle-même une unité, en ôtant les casques et en posant. Malgré tout, malgré les centaines de caméras de télé, les polices ont agi sans s’inquiéter de ce qui était vu. C’est une chose sur laquelle nous avons encore à réfléchir. Il s’agit probablement d’une telle sûreté de soi-même et de la couverture de l’Etat qu’elle a amené à des tabassages même d’opérateurs de Mediaset et de la Rai. Cela se reflète aussi dans la disparition de nombre d’images et de films, par exemple du meurtre de Carlo Giuliani, dont nous avons très peu par rapport à ce qui a été filmé.

Il faut naturellement rappeler aussi ce qui est arrivé à Naples quelques mois avant Gênes. Avant tout parce qu’il y avait au gouvernement le centre gauche, ensuite par(ce que les manifestants ont vraiment été "violentés", punis, massacrés dans les casernes et dans les hôpitaux. Donc la fameuse maxime selon laquelle tout policier sait que le gouvernement peut changer mais que lui reste toujours à sa place est de plus en pus vraie. Les polices ont acquis un pouvoir de négociation et d’indépendance très élevé. Un très grand pouvoir arbitraire. La contre information, au contraire, n’a eu que très peu d’influence. La gauche qui a peut-être un peu plus de "classe" est arrivée à contenir ce qui a fait surface. Mais la violence de Gênes était déjà préparée, projetée et expérimentée à Naples sous le centre gauche. C’est une chose que l’on ne doit pas oublier.

L’élaboration définitive de tous ces comportements, au moins en ce qui concerne Gênes, ne pourra peut-être avoir lieu qu’à la foin des deux procès, contre les activistes et contre les policiers. Nous verrons alors vraiment à combien s’élève encore le "pouvoir arbitraire" de la police face à l’évidence des images. La police prétend au monopole de la violence organisée et - en dehors de tout jugement moral - les gens qui descendent dans la rue témoignent "seulement" de la tentative de mettre en discussion la légitimité de ce monopole. Mais nous sommes sur un raisonnement philosophique, les années 70 sont derrière nous. De toute façon, l’usage de la force est revendiqué par les polices, comme nous le verrons dans ces procès avec l’arbitraire dans des situations comme celles de Gênes. Les images signifient l’affirmation explicite de cette revendication.

JG - Je voudrais établir un parallèle entre les vidéos de Gênes et le vidéo de Rodney King, un tabassage violent et raciste d’une personne sans défense. La stratégie appliquée dans ce procès a été d’un côté de faire circuler sans commune mesure cette vidéo sur les télévisions, de la diffuser à l’infini, d’y habituer les gens, quasiment pour confirmer le fait que ce qu’on voyait a toujours eu lieu et aura toujours lieu et de l’autre côté de fractionner la vidéo, image par image en montrant que le "corps" de King ne se trouvait jamais dans la position que les manuels décrivent et définissent comme sure et continuait donc à représenter une menace, bien eu désarmé, à terre et au milieu d’agents qui étaient en train de le frapper. Ce type de décomposition et de mise hors contexte de la réalité s’est avérée efficace au procès - avec d’autres ruses - et a mené à l’absolution des agents et à la révolte de Los Angeles de 1992. Le même genre de traitement des images peut-il avoir lieu au procès de Gênes, selon toi ?

UN - Cela est malheureusement déjà arrivé. Revenons au DVD Corda qui fait déjà ce genre d’opération en produisant - d’une séquence filmée qui a un sens, avec un début et une fin - une séquence pré confectionnée dont il retire ce qui se passe avant et après pour démontrer une thèse. les séquences sont mises hors contexte, grâce au détachement des violences des manifestants des provocations et des violences des polices. Mais on a un passage ultérieur où le juge considère digne de foi de prendre en considération un photogramme singulier d’une vidéo mais pas une vidéo tout entière. C’est le comble de la mise hors contexte. On repousse le contexte en privilégiant et en faisant correspondre autant que possible les actes à des cas de figure de délit. Quelque chose de semblable a lieu dans le cas de l’immigration. On met hors contexte la provenance, les raisons, la signification et on déporte ces personnes, réduites à l’état de "clandestin" selon des lois absurdes. Or, cela a toujours eu lieu mais maintenant cela a lieu sous les yeux de tous et malgré la loi. Quand les accords avec la Libye n’étaient pas encore signés, par exemple, les expulsions et les déportations avaient déjà commencé bien que sous les yeux de tous et même "justement grâce à cela" , dans une intention de propagande.

interview réalisée par Filippo Del Lucchese

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