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G8 - DEVELOPPEMENT DURABLE ET ECRAN DE FUMEE...

Publie le samedi 31 mai 2003 par Open-Publishing

POURQUOI J’AI DEMISSIONNE...

Si, avec la grande majorité des membres actifs de la Commission française du
développement durable (CFDD), j’ai souhaité mettre fin à mes fonctions, ce
n’est pas en raison de mes divergences avec la politique gouvernementale.
Ces divergences sont bien réelles mais la CFDD était un laboratoire d’idées,
pas un cercle politique. C’est la censure exercée par le secrétariat d’Etat
sur notre programme d’activité, qui s’est révélée insupportable, empêchant
notre liberté d’action, et donc notre fonctionnement. Pourtant, il faut
aussi démasquer l’hypocrisie de ceux qui communiquent sur un avenir
vivable tandis qu’ils en ruinent la possibilité.

On a souvent évoqué les ambiguïtés de l’expression "développement durable",
laquelle, par la contradiction des deux termes constitue un véritable
oxymore. Mais les critiques portent surtout sur la traduction du mot
anglais "sustainable" par le français "durable", négligeant la continuité
évidente de "development" à "développement". Dans ce concept de
"développement", les écologistes voient l’épanouissement des êtres humains,
ce qui ne peut arriver que par un "équilibre durable" (Simon Charbonneau)
entre les hommes et la terre, bêtes, plantes, climat, air, eau et sol
confondus. Aussi le durable ne devient crédible que si la croissance de
l’exploitation de la planète est bloquée, c’est-à-dire si les pays les plus
riches amorcent une décroissance de leur production. Or, ce que la plupart
des dirigeants et économistes appellent "développement", c’est justement
la croissance, parce qu’elle assure un bon positionnement dans la
"compétition internationale". Tout le monde reconnaît que notre planète
(nous n’en habitons qu’une) est en état de dégradation avancée ; alors, la
limitation des gaspillages est de simple bon sens.

Mais est une autre raison de remettre en cause la "compétitivité" partout
revendiquée et qui reproduit dans l’économie mondiale le principe de vases
communicants : quand le niveau monte en un point du système, c’est qu’il
diminue en d’autres points. Il est alors contraire à toute vision globale,
et à toute prétention humaniste (si ce n’est humanitaire), de faire croire
que l’épanouissement de notre espèce accompagne ce mouvement pourvoyeur
d’inégalités et gaspilleur de ressources. Les contradictions apparaissent
bien chez les seconds couteaux du développement (les gagnants, eux, sont
dans leur logique impeccable, et les perdants dans leur détresse
indicible) : on ne peut pas à la fois revendiquer la stratégie de
compétition et critiquer les Etats-Unis parce qu’ils la gagnent (sur l’Irak
ou les OGM, sur la culture ou la militarisation). Si quasiment toutes les
multinationales produisant des OGM adhèrent au Conseil mondial des
entreprises pour le développement durable, c’est que le CFDD peut servir de
colifichet bien présentable.

Il était une fois "le principe responsabilité", proposé par le philosophe
allemand Hans Jonas, lequel s’inquiétait de développement technologiques
envahissant le monde avant d’avoir été soumis à une réflexion conséquente.
Parce qu’on "introduit l’irréversibilité et l’imprévisibilité humaines dans
la sphère de la nature où n’existe aucun remède qui déferait ce qui a été
fait" (Hannah Arendt). C’était dans les années soixante-dix, mais, dix ans
plus tard, "le principe responsabilité" s’effaçait devant "le principe de
précautions". Celui-là se préoccupe moins du sens des actions mais,
soucieux des erreurs grossières, il exige surtout le respect de bonnes
pratiques professionnelles. On voit bien que la société perd pied devant
la techno-science, et les lobbies qui en vivent, quand le principe de
précaution se trouve lui-même en difficulté, acculé à se faire tout petit
sous les assauts du principe de réalité". Alors, le développement
durable devient la chose des experts et des bonimenteurs, avec des
objectifs vagues, des formulations angéliques et des indicateurs
rassurants, car seule la mesure rassure, même quand elle évalue les actions
absurdes. La terre, la vie, la relation, je les voudrais chacune "durable
et désirable" comme le propose joliment un prochain colloque à Lille.
Qui donc a demandé que le monde soit compétitif, hors les marchands d’OGM,
de voitures rapides, ou de films conçus par ordinateur ? Le jeu stérile de
la compétition, comme une réminiscence applaudie de la bête, est une insulte
à ce que nous pourrions être, si ce n’est à ce que nous sommes. Ce qu’on
appelle "le service public", dont on fustige aujourd’hui le manque de
compétitivité, n’est-ce pas la forme généreuse et sûre de l’organisation
des hommes, pour apprendre, pour se soigner, pour vivre mieux ensemble ?
Fallait-il tant de luttes violentes, tant de poèmes d’amour, tant d’efforts
de civilisation pour en arriver là ? Comment promettre un développement
durable au moment ou une contre-révolution opportuniste ruine un siècle de
conquêtes sur la bêtise, l’exploitation et la misère ? Nous ne voulons pas
de ce déguisement des marchés par le développement durable, c’est un autre
monde que nous voulons, construit sur l’épanouissement des humains dans leur
équilibre avec la planète.

Jacques Testart (biologiste et directeur de recherches à l’Inserm) a
démissionné de la présidence de la "Commission française du développement
durable" le 27 mai 2003.

(Rebonds - Libération 30.05.2003)