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Génocide arménien : quand l’Etat pénalise les historiens
par Kemal
Publie le dimanche 25 décembre 2011 par Kemal - Open-PublishingEn votant une loi pour la pénalisation de la négation du génocide arménien, les députés ont décidé, encore une fois, de faire de l’histoire un objet juridique. Malgré l’opposition des historiens, explique le consultant en communication Arnaud Castaignet.
"Le Parlement doit désormais renoncer à la loi pour porter une appréciation sur l’histoire ou la qualifier, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales", telles étaient les recommandations de la mission de l’Assemblée nationale constituée en 2008 à l’initiative de son président, Bernard Accoyer (UMP), sur les lois "mémorielles".
Les députés à l’Assemblée nationale lors du vote de la loi pour une pénalisation de la négation du génocide arménien le 22 décembre 2011 (J. DEMARTHON/AFP)
Ainsi, les parlementaires tranchaient et décidaient de ne plus légiférer sur l’histoire mais de laisser faire les historiens. A l’époque, tous les groupes parlementaires, sans exception, avaient approuvé ces conclusions. Trois ans après, l’Assemblée nationale décide de pénaliser la négation des génocides, notamment arménien, ouvrant une importante crise diplomatique avec la Turquie, partenaire hautement stratégique au vu de l’évolution de la situation en Syrie.
Faire l’histoire
Les parlementaires ont donc décidé de légiférer et de faire de l’histoire, encore une fois, un objet juridique, malgré l’opposition des historiens. Déjà, en décembre 2005, plusieurs historiens parmi lesquels Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Marc Ferro, Jacques Julliard, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf ou encore René Rémond avaient signé une pétition demandant l’abrogation partielle des lois mémorielles, et notamment :
– la "loi Gayssot" du 13 juillet 1990 réprimant tout propos raciste, antisémite ou xénophobe et qualifiant de délit la contestation de crimes contre l’humanité tels que définis dans le statut du Tribunal de Nuremberg,
– la loi du 18 janvier 2001, constatant la réalité du génocide arménien,
– la "loi Taubira" de mai 2001 déclarant que les traites et les esclavages font partie des crimes contre l’humanité.
Las, cette pétition n’a pu aboutir.
En 2005 pourtant, la mobilisation des historiens et de nombreux Français permet de faire supprimer par Jacques Chirac un article de loi. En effet, un amendement à la loi du 23 février 2005 vise à forcer "les programmes scolaires (à reconnaître) le rôle positif de la présence française outre-mer". Devant les protestations, le président de la République Jacques Chirac supprime cet article après l’adoption de la loi.
Politiques et historiens
Il arrive donc aux politiques de se ranger du côté des historiens, dès lors que la position des chercheurs rejoint l’intérêt politique. En l’occurrence, dans ce cas, personne ne voulait être accusé d’apologie du colonialisme, il était donc opportun de s’offusquer que le Parlement écrive l’histoire.
Le problème des lois mémorielles est qu’elles portent préjudice, non pas à leur cible - les négationnistes - mais aux chercheurs, à ceux qui s’interrogent, qui doutent et qui proposent. Bien sûr, tout le monde est satisfait lorsque Bruno Gollnisch se retrouve condamné pour propos négationnistes. Bien sûr, il est de notre devoir d’être scandalisé lorsque l’écrivain turc Hrant Dink est assassiné en 2007 par un nationaliste turc après avoir été condamné plusieurs fois pour "dénigrement de l’identité nationale turque" à cause de ses travaux sur les arméniens, lui qui a toute sa vie défendu le "vivre-ensemble" et appelait les arméniens à se libérer de "l’obsession turque".
Les historiens sont les premières victimes de la volonté de certains d’écrire une histoire officielle. En 2005, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau a ainsi subi de nombreuses attaques, le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais a porté plainte pour négation de crime contre l’humanité - plainte retirée par la suite - pour avoir déclaré :
"Les traites négrières ne sont pas des génocides. La traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances."
Cet historien, spécialiste de l’histoire de l’esclavage, ne minimisait en rien la réalité des crimes commis, il affirmait juste que ceux-ci ne répondaient pas à la définition de génocide. A la suite de cette affaire, de nombreux historiens comme Pierre Nora, par exemple, créèrent le collectif "Liberté pour l’Histoire".
Comme Nora l’expliquait lorsqu’il fut interrogé par la mission parlementaire de 2008, "privilégier un groupe de mémoire, fût-ce pour les meilleures raisons du monde, c’est mettre le doigt dans un engrenage dont on ne sortirait pas et dans lequel se trouvent d’ailleurs aujourd’hui les élus.(...) Dès lors que la voie est ouverte, on peut penser que vous avez sans doute sous le coude des projets sur la Vendée, la Saint-Barthélemy, les Croisades…"
Veut-on tendre vers ce modèle ? Serait-il un modèle acceptable et efficace ? "Une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre" a affirmé l’américain George Santayana auquel Alain Finkielkraut a répondu plusieurs années plus tard en ajoutant au sujet de la mémoire de la Shoah "loin d’être de l’eau qui en éteindrait la flamme, c’est de l’huile qui l’attise."
"La reconnaissance – par exemple des souffrances endurées par les ancêtres des Antillais ou des Maghrébins – semble primer sur la connaissance – les faits. On en vient ainsi à vouloir satisfaire ce que je ne peux qu’appeler ’une envie de Shoah’ chez les minorités estimant que leur histoire n’est pas assez reconnue." ajoutait-il devant les parlementaires.
Vérité et mémoire
Les écrits de Finkielkraut sont intéressants à ce sujet. Dans "Le Juif Imaginaire", écrit en 1981, il expliquait ainsi que l’histoire de la mémoire impliquait de garder une distance, sans indifférence, ni identification. Aussi légitime que leur peine puisse être, les descendants de victimes ne sont en aucun cas des victimes elles-mêmes. Dès lors que les victimes ne sont plus là, il revient aux historiens l’établir la vérité historique, qui ne doit pas être confondue avec la vérité de la mémoire.
Faut-il alors que les politiques ne s’occupent absolument pas d’histoire ? Il est de leur pouvoir d’agir sur les symboles : une commémoration, un hommage, par exemple ; en aucun cas, de gérer la vérité scientifique, du ressort des historiens.
A ce titre, au lieu d’interdire la négation, les politiques seraient plus inspirés d’oeuvrer contre l’interdiction d’affirmation. La nuance a son importance. En 2006, la Pologne a introduit dans son code pénal un article 132 prévoyant que celui qui accuserait publiquement la Nation polonaise d’avoir participé, organisé ou d’être responsable des crimes commis par les communistes ou les nazis sera puni d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison.
En Turquie, l’article 301 du nouveau code pénal de 2004 punit d’une peine d’emprisonnement tout "dénigrement public" de l’identité turque, de l’État turc, de son gouvernement ou d’autres institutions étatiques. C’est au titre de cet article qu’ont été attaqué Hrant Dink, mais aussi l’écrivain et prix Nobel Orhan Pamuk pour avoir déclaré "Un million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres, mais personne d’autre que moi n’ose le dire."
Il est d’ailleurs très intéressant de voir que ces deux personnalités se sont prononcées contre les lois françaises pénalisant la négation du génocide arménien. Orhan Pamuk estimait ainsi en 2006 que cette pénalisation "ne correspondait pas à la tradition de pensée libérale et critique française" car elle était "une interdiction".
La France est perçue comme étant un pays de liberté. C’est sur cette base qu’elle peut faire bouger les choses en Turquie, non pas en votant des lois restreignant la liberté d’expression (y compris la liberté de dire des contre-vérités historiques) mais en plaidant pour le droit de chacun, et notamment les historiens turcs, d’interroger l’histoire, de dénoncer le nationalisme et les mensonges d’Etat, et de ne pas être inquiété pour ses idées.