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L’anti-publicité, ou la haine de la gaieté

Publie le dimanche 11 avril 2004 par Open-Publishing
7 commentaires


Robert Redeker, agrégé de philosophie au lycée Pierre-Paul-Riquet de Saint-Orens
(Haute-Garonne) et à l’Ecole nationale de
l’aviation civile, membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes.
(NdlR)


point de vue

par Robert Redeker

La multiplication des actions "anti-pub" dans l’espace public donne à penser.
Nul ne songera, bien entendu, à nier les excès de la publicité et les dangers
de colonisation commerciale de l’imaginaire qu’elle véhicule. Nul ne refusera
de voir en elle non une formidable volonté de puissance, comme le croient les
mouvements anti-pub, mais une volonté de vide : évacuer de l’humain sa complexité,
en évider la profondeur, le guérir des deux douleurs qui, selon Tocqueville,
donnent son prix à la vie, "la peine
de vivre" et "la douleur de penser". Cela dit, que serait un monde sans pub ?
Quelles nostalgies et quelles idéologies transportent, subliminalement, les discours
anti-publicitaires ?

Sans la pub, la production se condamne à demeurer très locale, à trouver ses
clients par le bouche-à-oreille et la rumeur. Seule la communauté autarcique,
non développée, qui ne produit que ce qu’elle consomme et qui ne consomme que
ce qu’elle produit, peut se passer de publicité.

La marchandise circule grâce à la publicité, dont elle est le laissez-passer.
Sans publicité, c’est-à-dire sans la circulation des marchandises produites,
la création (la conception, puis la fabrication, de nouveaux produits) devient
impossible.

La mort de la publicité serait aussi celle de la créativité industrielle. Le
mythe primitiviste du bon sauvage et de la bonne communauté se réincarne dans
l’anti-pub. Au contraire du rêve "campaniliste", la publicité est,
planétairement, une sorte de réseau vital, transportant partout l’image des marchandises
fabriquées ici ou là, suscitant partout le désir de leur
consommation. Dès lors, la publicité décloisonne et déterritorialise les
sociétés et les hommes bien plus que toute autre pratique, formant une sorte
de liant universel, de colle par laquelle les hommes tiennent les uns aux
autres.

Alors que les religions cloisonnent - de nos jours, postérieurement à la "mort
de Dieu", toute foi s’est éteinte au profit de la religion comme affirmation
culturelle identitaire -, opposent les civilisations les unes aux autres, la
publicité décloisonne, relie. Si religion vient de relier,
religare, la publicité relie désormais mieux que les religions. Elle
fonctionne à l’inverse des religions : le message religieux est une
déclaration forte et exclusiviste, un discours plein, ancrant les hommes dans
une civilisation, tandis que le message publicitaire attache les hommes par le
plus petit commun dénominateur, les déracine par des déclarations aussi minimalistes
que planétaires, les poussant à évoluer dans un univers plus ouvert quoique de
moindre consistance. Appuyé sur un imaginaire rousseauiste, inconsciemment communautariste,
le mouvement anti-pub encourt
le risque de nier les avantages de la mondialisation.

Les militants anti-pub font feu de tout bois pour convaincre chacun de ceci :
les méthodes de la propagande totalitaire se réincarnent dans la
publicité. Ils ne manquent pas de la diaboliser en la stigmatisant comme une
machine à décerveler. Effet garanti : le capitalisme et le néolibéralisme se
retrouvent à côté du nazisme, du fascisme et du stalinisme dans le registre des
formes sociales totalitaires.

Ces militants commettent en l’occurrence le même sophisme que ceux qui, à la
suite du philosophe Giorgio Agamben, rapprochent le centre de rétention de Guantanamo,
qui, pour condamnable qu’il soit, n’est pourtant pas un camp
d’extermination éliminant chaque jour des dizaines de milliers de personnes,
d’Auschwitz.

Cette ficelle sophistique méconnaît un grand écart : la publicité produit des
conformismes gélatineux dans le style de vie d’où chacun possède la
liberté de s’arracher, tandis que les totalitarismes organisaient des Etats policiers
où la pensée était non pas entravée (comme dans les mondes publicitaires), mais
interdite sous peine de camp et de mort.

Contrairement à ce que tonitrue la vulgate anti-pub, publicité et propagande
ne sont pas identiques. La publicité séduit et relance le désir. Le désir est
sa matière première, même si c’est pour le détourner vers la marchandise. Or
le désir est cette faculté humaine que les animaux, sans
imaginaire et bornés au besoin, ne partagent pas. La publicité développe le
désir dans le but de le mouler dans une forme aussi universelle que superficielle.
Suscitant du désir, la publicité humanise, nous rendant, au
même titre que la raison, plus hommes, tandis que la propagande met à mort le
désir, l’anéantit. La publicité exalte le désir d’être un individu,
d’être soi, d’être unique, tandis que la propagande exalte la mort de ce
désir d’être soi, elle exalte le refus d’être soi, poussant à se taire et à marcher
au pas, à se fondre dans la masse humaine. La publicité s’articule à Eros et à l’envie
de vivre, tandis que la propagande renvoie à la pulsion de mort, cultivant les
tendances morbides de l’humanité.

C’est pourquoi la publicité politique, s’étalant de vives couleurs sur les murs
des démocraties, se distingue de la morne propagande. D’abord la
publicité politique admet le pluralisme ; mais il y a plus : elle en vit, elle
ne peut vivre que dans le cadre du pluralisme et de la concurrence entre les
partis et les candidats. Elle admet implicitement l’inscription de la politique
dans l’ordre du jeu et du désir.

Au contraire, la propagande nie ces déterminations érotiques et ludiques de la
politique en fabricant exclusivement de la soumission bornée. Lorsque la propagande
utilise le désir, c’est uniquement sous l’angle de sa morbidité (les sinistres
politiques sémiopulsionnelles des totalitarismes
l’attestent). Les sociétés libres et ouvertes, en permanence menacées par le
conformisme, aiment la publicité, tandis que les sociétés fermées, en proie au
joug totalitaire, sont saturées par la propagande. Il est, par suite, d’une grande
malhonnêteté intellectuelle de rabattre la publicité sur la propagande, et de
suggérer que les démocraties capitalistes et libérales, pour critiquables qu’elles
soient, ne valent pas mieux que les
totalitarismes.

Le mépris discret et hautain à l’endroit de la publicité dessine les traits d’un
conformisme quasi obligatoire chez les intellectuels, et, plus largement, chez
les gens hautement diplômés dans les disciplines
scientifiques et littéraires. Un habitus non questionné les habite : la
publicité est tenue pour l’une des formes du mal. Il est supposé qu’elle est
intellectuellement nulle, non créatrice, et politiquement dangereuse. Il est
entendu qu’elle est essentiellement attenante à un ordre tenu pour le pire le
tous, le doublet capitalisme-libéralisme. Après le trépas du marxisme ce jugement
doit être revu. La tristesse des pays socialistes - pour beaucoup de peuples
au XXe siècle, socialisme a été l’autre nom du malheur - se remarquait en particulier
dans l’absence de publicité sur les murs et dans
les médias. La moindre gaieté de la vie se signalait par la non-présence de la
consommation, dont la publicité figure le miroir. Seule, dans ces pays en manteau
gris où l’existence semblait ne point connaître d’autre saison que l’hiver, la
propagande avait droit de cité.

Au nom de quoi condamner la publicité, l’affichage publicitaire ? Au nom du
même obscurantisme que le "socialisme réellement existant"de naguère et que
l’intégrisme religieux d’aujourd’hui : expulser de l’espace public, du jeu gai
des apparences corporelles et de l’univers de séduction qu’il implique, certains
corps.

Le mouvement anti-pub voudrait couvrir nos villes, nos couloirs de métro d’un
voile de monocolore tristesse qui rappellerait tout autant la tristesse de la
vie dans les pays totalitaires que les utopies des intégrismes religieux. Il
est de la propagande pour un type de société uniforme. Sa
cible véritable n’est pas la publicité - qui relève d’une Critique de la raison
publicitaire en reflet à la Critique de la raison pure, faisant le partage entre
ses légitimes prétentions et ses inacceptables excès -, mais
un type de société.

Les militants anti-pub poursuivent une double guerre : contre les images -
réinvestissant les clichés d’une vieille iconoclastie - et contre les corps.
La vieille guerre contre le corps amorcée en Occident par Platon, qu’une certaine
variante du christianisme n’a pas manqué de mener, et qui
réapparaît aujourd’hui chez les partisans du voile islamique, anime le mouvement
anti-pub. S’imaginant n’être qu’un mouvement anticapitaliste, il
s’avère en fait véhiculer une haine du corps et de sa visibilité, de sa
représentation et de son exposition, qui relance les formes les plus morbides
de l’ascétisme. Cette haine est une guerre contre la gaieté : celle du corps,
celle des villes et des murs du métro ; guerre aussi contre la surface et la
superficialité dans lesquelles nos anti-pub oublient de voir l’un des piments
de la vie.

11.04.2004
Collectif Bellaciao

Messages

  • Des propos verbeux qui n’enlèvent rien à l’agression visuelle que nous subissons quotidiennement et qui transforme le citoyen en consommateur...
    De quelle gaieté parlez-vous ?
    celle de subir et de consommer inexorablement ?
    quelle communication commerciale dans un environnement de frustrations ?

    L’individu veut maitriser son environnement en participant à la conception et l’élaboration de son paysage qui contribuera à son épanouissement.

    Cette invasion n’a jamais fait l’objet d’un débat public
    de quelle participation populaire parlons-nous ?

    Assez d’argumentaire suffisant et de réductions pour un mouvement spontané qui demande à mettre l’individu au centre d’un univers qui le respecte
    car le libéralisme fait des victimes chaque jour
    et des générations de Mr Puma et Mme Nike
    qui n’ont pas le recul nécessaire pour se rendre compte
    qu’ils ont été absorbés par le système...

    car c’est bien d’une conscience dont il s’agit, qu’il faut développer
    par des actions coup de poing pour réveiller le môme insatiable
    avachi sur son canapé et happé par la société de consommation

    CITOYEN DEBOUT ils sont devenus fous !

    car la haine est légitimée dans un contexte déshumanisé

    • "mouvement spontané" ? à d’autres ! Bien organisés en commandos, les anti-pubs salissent encore plus le métro. Franchement je ne trouve pas les dalles jaunasses du métro si belles qu’ils faille les "protéger de la pub ! Si la pub prend des gens pour des cons, les anti-pubs aussi !

    • Les des anti-pub comme vous les nommez sont des êtres qui prennent peu à peu conscience qu’il n’y aura pas d’autres mondes possibles si le monde marchand, celui de la croissance, de la consomation, du producteur esclave, en un mot celui de l’argent n’est pas détruit. Le mouvement anti-pub est non hiérarchisé, autonome et se répend partout dans le monde, y compris dans les villes de provinces en france...

      Ouvrez les yeux ! ce n’est qu’un aspect de la résitance mondiale au capitalisme qui se pratique, se pense, se réfléchit, se vit en se moment même partout dans le monde, sans frontières ou gourous ! Ceux qui réflechissent à un monde d’entraide, qui ont compris que nous devons nous libérez de l’emprise cannibale d’un système qui tourne à vide, sont les même qui partout s’organisent en petits groupes autonomes. Ces groupes ont la capacité de se regrouper pour des actions communes car il sont porté par la même vision généreuse de la vie... bien loin de la haine du corps Platonicienne (dont la publicité est l’écho moderne en le faisant marchandise).

      Il y a décidément beaucoup de personnes qui feraient bien de lire quelques livres et de sortir de chez eux sentir l’air du temps... leurs vies sentent le moisit... comme leur préjugés... Allez à la rencontre de ces "activistes" que vous honissez, et chercher un peu les origines du mouvement anti-pub (pour sortir de vos clichés de gauchistes).

      Mouton Noir, un brin énervé par des propos crétins

    • Bonjour mouton Noir
      C’est un mouton de panurge qui s’adresse à toi !
      Je fais partit de ces êtres ignobles qui font la pub et en plus j’aime ça et j’ose le dire sans honte.
      A Paris j’ai été frappé par ces pubs maltraitées, non pas que je les personnifie mais à travers elles je vois les équipes de concepteurs , de graphistes, d’imprimeur, les secrétaires , les assistants,le client , les gens qui travaillent pour ce client,les vendeurs , les magasins , les gens qui ravaillent dans ces magasins, et le gars qui pose l’affiche que les anti pub mettent tant d’application à détruire. La revendication est peut-être juste mais son prix me parait cher, tous ces gens qui pourraient se retrouver au chomage du simple fait d’autres personnes qui n’assument pas leurs frustrations. Je ne suis pas contre détruire pourquoi pas ! mais que proposez vous ,l’anarchie, l’apocalypse où seul les plus forts survivent ! Pour finalement se voir poindre dans un horizon désert un dictateur de plus !
      Ma politique c’est peut-être celle de l’autruche, je réfléchie mais tant que je ne sais pas je réfléchie encore.

      Caroline, non enervée , ouverte à la discussion sans jugement

    • Je préfère que ce soient les pubs qui soient maltraités plutôt que moi ou mes enfants. Quant aux pubards je m’en tape, je préfère les payer à ne rien foutre plutôt qu’à détruire mon environnement sonore et visuel.

      J’assume pleinement mes frustrations, assez de psycho de comptoir : c’est moche, on me prend pour un con donc je réagis. Et je m’en carre complètement que l’imprimeur (qui ne doit pas en avoir quoi que ce soit à foutre non plus) voit son "oeuvre" (car le pubard s’estime artiste, lui qui se contente de piller les références culturelles) détruite.

  • Vous faites réellement ricanez, vous, les anti-pubs... Croyez-vous vraiment que c’est en dégradant les publicités du métro et de la ville que vous parviendrez à freinez la progression capitaliste, aujourd’hui en route depuis près de 150 ans ? Vos crayons et vos bombes de peintures sont non seulement inéfficaces, mais également nocives, car détruise le travail de dizaines, voire de centaines de personnnes, et ce n’est pas de cette manière détournée et insolite que vous parviendrez à vos fins, si fins il y a (n’est-ce qu’un simple jeu ? on se le demande parfois...).
    Bref, ce n’est pas en tant que militants utopistes, certes dévoués à sauver la race humaine de l’abus des méchants publicitaires, qui viennent jusque dans vos porte-feuilles pour s’emparer violemment de tout votre argent... Vous êtes autant victime de la publicité que n’importe quel citoyen, publicité en tant que langage, et non en tant que simple affiche pronant la vente d’un produit. Vos actions dans le métro font parler de vous, et vous tomber alors vous aussi dans le cercle de la publicité et de l’image, du slogan. Vous avez bien des slogans n’est-ce pas ?
    De plus, si vous vous sentez incapable de résisiter à l’achat d’un produit, affiché dans le métro, c’est vraiment que vous manquez de personnalité, de charisme et de caractère.

    • >De plus, si vous vous sentez incapable de résisiter à l’achat d’un produit, affiché dans
      >le métro, c’est vraiment que vous manquez de personnalité, de charisme et de
      >caractère.

      ok pour un adulte ... mais quid d’un enfant ou d’un ado et ces affiches "porno soft" et ces pubs "j’ai la plus grosse (voiture) et je vous emm..." ?

      pas etonnant que les parents et educateurs rament à transmettre des valeurs alors que dehors c’est la loi de la jungle....

      Al