Accueil > L’effet de la division entre la pratique et sa pensée sur la gestion du (…)

L’effet de la division entre la pratique et sa pensée sur la gestion du collectif par les élites.

Publie le vendredi 19 mai 2006 par Open-Publishing

J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul,
les hommes, aux épaules étroites, faire des actes
stupides et, nombreux, abrutir leurs semblables,
et pervertir les âmes par tous les moyens.
Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire.

Chants de Maldoror, comte de Lautréamont, Chant 1, strophe 5, 1890.

En l’espace de quelques mois, Villepin a commis deux erreurs majeures de gestion de l’Etat qui ont pour point commun d’incarner assez directement la qualité du personnage et la façon dont il se représente l’Etat, le politique, le monde. Le CPE, l’affaire clearstream, révèlent une certaine vision, celle d’une certaine élite politique, industrielle, cosmopolite.

Je pense a ce modèle d’hommes tel qu’un auteur comme Stefan Zweig a pu les décrire dans le Monde d’hier en la personne de Walter Rathenau, fils d’un grand industriel juif prussien, ministre des affaires étrangères de la République de Weimar, assassiné par l’extrême droite en 1922. Ce dernier y est dépeint comme le symbole parfait de l’élite industrielle européenne, cultivée, urbaine, souvent formée aux humanités, à la science, par les meilleurs systèmes d’éducation à travers le monde, impliquée dans les plus hautes charges de l’Etat et gravitant, à l’échelle internationale dans les sommets de la pyramide sociale. Il incarne cette élite douée, mêlée de foi dans les forces du progrès venues du haut (la politique, la science, la technique) et de réalisme froid face à la hauteur des décisions à prendre. Zweig parle d’une sorte de translucidité à la foi physique et psychique : un regard et une pensée de verre, réglés sur chaque détail, sur la précision de chacun de ses gestes, sur la justesse de sa propre contenance.

On peut certes admirer ce genre d’homme, l’on ne peut qu’être séduit, mais ils sont des professionnels de la haute hiérarchie, des « commandeurs d’hommes » nés. Quel sentiment de ce qui est populaire ont-ils ? Comment considèrent-ils la vie quotidienne de l’ensemble de la société ? Quel sens donnent-t-ils à l’existence type d’un ouvrier ou d’un paysan ? La comparaison est certes ici très flatteuse pour Villepin mais je la retiens pour cet aspect « grande famille industrielle et politique* », ayant un rapport limpide à autrui parce que vu dans haut, tout est toujours plus dégagé, les autres ne deviennent plus que des points sur des cartes, des fourmis, des unités dans les statistiques.


* Politique dans le cas Villepin, qui n’est pas issu d’un milieu d’affaire mais de serviteurs de l’Etat ayant donc une certaine condescendance à l’égard de l’argent et globalement méprisante envers le « privé ».

La vision du monde portée par cette élite est fondée sur certains principes forts, sans âges, immémoriaux : la continuité de l’Etat ; celle symbolisée par exemple par les maîtres des requêtes, cette fonction du conseil d’Etat qui n’a pas fondamentalement changée depuis 350 ans, soit depuis Louis XIV... (Les révolutions et les régimes passent, mais nous demeurerons, sommes les garants, les gardiens de l’ordre et du leg). Elle est pétrie par la formation juridique française et par extension, la culture sciences-po et surtout l’intégration au corps énarque. Une culture de la science juridique charnellement conservatrice, puisant ces racines ultimes dans une pérennité quelle estime pouvoir faire remonter au droit romain, dans le culte de la loi suprême et de la tradition étatique : la théorie pure du droit de Kelsen contre le contractualisme de Rousseau, Antigone contre Créon... Toujours préférer l’ordre au désordre. « Ordre et Grandeur de l’Etat », de ses serviteurs, élite éclairée contre un peuple aliéné. Supériorité et noblesse de ses très hauts fonctionnaires en comparaison au personnel politique élu, souvent mal dégrossi, incompétent et ignare, sous dimensionné à la hauteur de la mission [1]. Ainsi, le portrait de Rathenau par Zweig, étant pourtant un vieil ami, est entamé pour sa faiblesse à la mondanité impériale et ses profondes contradictions politiques :

« Toute son existence n’était qu’un seul conflit de contradictions toujours nouvelles. Il avait hérité de son père toute la puissance imaginable, et cependant il ne voulait pas être son héritier, il était commerçant et voulait se sentir artiste, il possédait des millions et jouait avec des idées socialistes, il était très juif d’esprit et coquetait avec le Christ. Il pensait en internationaliste et divinisait le prussianisme, il rêvait d’une démocratie populaire et il se sentait toujours très honoré d’être invité et interrogé par l’empereur Guillaume, dont il pénétrait avec beaucoup de clairvoyance les faiblesses et les vanités, sans parvenir à se rendre maître de sa propre vanité. » [2].

Cette vision repose également sur une confiance en la toute puissance de l’appareil étatique comme le montrent : la promulgation du CPE et autres lois par décrets, la délégation de « super préfets », « missi dominici », « Intendants », « commissaires de la République », à l’égalité des chances (Charlemagne, Louis IV, RF, l’Empire, De Gaulle...).

Telle qu’en témoigne aussi, l’utilisation des « services » (ici DGSE ?) comme instrument de manipulation de la scène politique intérieure. Une utilisation très premier degré qui dévoile une confiance démesurée en la possession de l’appareil d’Etat.


[1] Regardons le langage, émanation de soi et du groupe auquel l’on appartient : il emploie un langage tout simplement horrible aux oreilles d’un littéraire pour lequel il voudrait se faire passer. La langue employée dans ces discours, ce lyrisme le plus niais est digne des pastiches flaubertiens des discours de maires de villages lors des commisses agricoles. Un style, de mauvais poète du dimanche : grandiloquent, rempli de clichés et de tournures de phrases pompeuses.

[2] Stefan Zweig, Le monde d’hier, Albin Michel - 1948, p. 217.
D’habitude ce type d’action est soi mené dans un pays extérieur dans lequel l’on n’a pas trop de scrupules, (1/3 monde ? Afrique francophone ? Monde Arabe ?), soit dans le même cadre mais fondée sur des faits, que l’on les ait simplement débusqués ou qu’on les ait provoqués par des scénarios fumeux et complexes.

Deux erreurs qui renvoient à des questions de bon sens. Mais ce dernier, est, on le sait depuis trop longtemps, la chose la moins bien partagée par les élites politiques.

En particulier par cette élite qu’incarne le premier ministre et dont nous parlions précédemment : celle des hautes sphères de l’élite politique et industrielle européenne soit un groupe social particulièrement hermétique à la réalité sociale et au temps présent (temps de la continuité juridique= « la loi est morte, vive la loi ! »). Comment cela se fait-il que moi, qui n’est en aucun cas la compétence de ce dernier, puisse tenir pour évidence que ce type de politique soit voué à aller droit dans le mur ?

Villepin est très certainement, (ce qui est en accord avec la définition de son statut social faite ici) un grand expert de tout un tas de domaines pointus de la gestion de l’Etat, de la diplomatie en particulier, domaines qui échappent dans leur détail à déjà bien des politiques. Il est presque programmé depuis sa naissance pour exceller et être un orfèvre dans ces domaines. Là encore, il s’agit du cœur de l’Etat, de ce qui bouge le moins, les gouvernements et les présidents passent mais la diplomatie demeure inchangée depuis des siècles pour sa tradition, des décennies pour ses orientations majeures. Traditionnel dernier refuge, avec la Marine nationale, des familles d’aristocrates encore au service de l’Etat. La France des diplomates, c’est la France vue de l’extérieur, aux yeux du monde et donc une image de la France, une abstraction : « la grande France » qui devient alors un idée (cf. univers culturel et social de la communauté diplomatique internationale etc...). Une certaine idée de la France... Cette ridicule idée de « grandeur » tant raillée par La Fontaine à propos du Grand siècle. Pourquoi faudrait-il toujours que tout soi « grand » ? Si ce n’est pour se cacher que l’on est soi-même petit ? Idée ridicule et pourtant si féconde : « le grand Reich », « la grande Serbie » etc... etc...

Une conception qui crée un rapport biaisé à la chose publique qui devient une abstraction, un rapport perçu comme direct entre l’homme éclairé et la France et la France est dans ce cas ce que cet homme rêve d’y mettre lui... Gaullisme...et tous les autres exemples avant De Gaulle. De Villepin nous envoie des signaux de communication* allant dans le sens d’une revendication de filiation avec Napoléon (le petit ?).


* Les politiques utilisent depuis toujours le nom de personnages historiques (ou divins) pour faire passer un sentiment, une image de l’action à laquelle ils veulent être associés dans les mentalités etc... ou plutôt récupèrent ce à quoi est associé un personnage historique dans les mentalités.

Alors que pour un Villepin, Bonaparte ne fut qu’un dictateur de salut public selon l’expression consacré de l’historien conservateur Jean Tulard et non un grand empereur ... Ce type de personnages historiques n’étant autre chose que des parvenus, certes géniaux mais de basse extraction et arrivée là par hasard... Non le modèle est plutôt à chercher du côté de Talleyrand... C’est-à-dire une aisance particulière dans certains cadres, certaines arcades du pouvoir. Un compétence de technocrate (au sens strict) qui est ici interrogée et qui renvoie à son lieu de production : la formation du technocrate. Formation très avancée et très complexe de macro économie appliquée à l’économie publique d’un côté, de droit public et fondamental d’un autre côté ; ces élites disposent d’un savoir très complexe, très technique, qu’ils seront peu ou prou les seuls à plus ou moins bien maîtriser. Or comment sont produites ces connaissances ?

Par qui ? Où ? Cela renvoie peut-être à au schème pratique/pensée qui comme les couples de classement entre ce qui est subjectif/objectif ; intérieur/extérieur etc... sont des catégories qui nous aident à trier, ordonner, qualifier, définir, nommer et qui structurent notre représentation du monde. En France (et ailleurs), selon que l’on se destine à la pensée (élites intellectuelles) ou à l’action publique (élite politiques) l’on empreinte ainsi deux itinéraires différents qui peuvent se croiser mais se cumulent rarement*. Il suffit de regarder, pour ce qui est des grandes écoles, l’opposition sociale et symbolique qu’il existe entre normaliens et énarques. Les experts du politique comme Villepin sont amenés à mettre en œuvre des instruments très complexes mais trop spécialisés. Ils ont à gérer l’infini complexité de la réalité sur laquelle ils sont les plus investit par le groupe d’agir sans avoir toujours les outils de pensée idoines à cette complexité.

Le chercheur, quand à lui, perd parfois en crédibilité en se contentant de critiquer, sans agir directement. Le politique ne lit certes pas toujours des rapports issus de l’appareil d’Etat (du reste de nombreux intellectuels font leur première armes ou trouvent un statut d’exercice dans le cadre de la production publique de statistiques), les résultats des chercheurs du moins dans leurs gros titres sont parfois largement diffusés. Mais quelle est la crédibilité d’une recherche en sciences sociales critique auprès d’un individu tel que Villepin ? Avoir quelques têtes de chapitres à l’esprit ne suffit pas à se confronter à la profondeur de la complexité sociale. Il y a la comme une tension dynamique entre d’un côté la difficulté de maîtriser la connaissance et l’exercice de l’appareil d’Etat, d’un autre la difficulté de maîtriser la connaissance de ce à quoi est destiné cet appareil : la société.


* Fabius/Juppé mais qu’ont-ils encore de commun avec des professeurs de lettres et des chercheurs normaliens ?

Là-dessus les choix faits par le premier ministre ont été sans équivoques : le chômage est le problème numéro un, bon d’accord, très bien si ils le voient comme çà on va le régler ce problème : chancelier apportez moi du papier et un sceau nous allons enfin régler ce problème de chômage, cela nous donnera du style... En bon titulaire d’un brevet trois étoiles en économie libérale, il applique alors l’équation simple : faire baisser le chômage = augmenter la flexibilité. Une grande conception économique couplée à une grande conception de l’Etat : augmenter la flexibilité c’est modifier la loi sur le travail... Je ne pense pas qu’il considérait déréglementer ou démanteler la législation sur le travail, le type de conviction évoqué semble tout à fait été pris au premier degré.

Un style inauguré il y aura bientôt 10 ans l’année prochaine par la fumeuse mais réussie stratégie de la dissolution. Un style confirmé par le discours du grand diplomate fait à l’ONU contre l’intervention américaine en Irak au nom des grands principes d’un « vieux (grand ?) pays » d’Europe... Un effet, qui n’aura trompé que la minorité de technocrates n’étant pas au courant de la réalité des intérêts contradictoires de la France et des Etats-Unis en Irak... Néanmoins, quand on gouverne à la hussarde ça passe ou ça casse. Et puis surtout ça marche tant qu’on est en coulisse... Le style est aujourd’hui pour le moins écorné, en plus d’être au préalable passablement fleuri. Mais ne tirons pas sur les bateaux qui coulent. La leçon politique est pourtant claire mais elle ne sera pas encore assimilée par tous : il est parfaitement inutile de se présenter devant le peuple si l’on n’a plus rien avoir avec lui. Cela était très clair pour Jospin en 2002 qui partait au casse pipe, comme la perçue alors l’équipe Chirac... Cela avait été très clair pour Juppé en 1995... Et évidemment cela est, aujourd’hui, très clair mais cette fois-ci pour l’intéressé lui-même, chez un Sarkozy qui sera manipuler et toucher au but, les images qui doivent lui être associées pour sa réussite.

Ainsi, visiblement, la division entre la recherche en sciences-sociales [1] et la pratique politique est trop importante. Les représentants de la nation ne doivent évidemment pas être des technocrates dont le rôle d’expert les cantonne à la mise en œuvre technique et administrative des décisions politiques et non l’inverse au risque d’avoir en lieu de réformes, leur résolution sur le papier, vu sous l’angle des contraintes de leur rédacteur. Solutions économico-juridiques qui sont alors présentés comme des réponses mathématiques et infaillibles puisque fondée sur une extrême expertise. Il apparaît donc nécessaire de mettre à jour et en questionnement la division entre l’action et sa pratique à laquelle ce texte n’est qu’un appel et non une analyse de fond [2].


[1] y compris la science-politique mais produite par la science sociale et non par les UFR de droit.
[2] prénotion= pratique limite la réflexion, réflexion limite la pratique, division antique et médiévale entre la praxis et la comtemplatio...

Ce qui aurait pu casser cette vision avant qu’elle ne se heurte à la réalité sociale (cpe) puis à la réalité politique (arroseur/arrosé) c’est peut être une plus grande adéquation entre l’action et la pensée sur le très complexe. Une moins grande fermeture d’une certaine classe politique à la diversité sociale soit une plus grande connaissance du monde qui leur est objectivement extérieur.