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Le crépuscule des élites, par Bruno Guitton
Publie le samedi 2 décembre 2006 par Open-Publishing1 commentaire
Mon ami Bruno Guitton a publié cet article sur son blog.
http://dialegein.over-blog.com/arti...
Il me laisse à penser depuis plusieurs mois et je vous invite à sa reflexion.
JMH
Dans Le crépuscule des petits dieux[1], Alain Minc analyse la fin de nos élites républicaines, mais se montre bien imprécis sur la suite de leur disparition.
Sommes-nous en train d’assister à la fin des élites de notre République ? Pour Alain Minc, il s’agit vraiment de la fin d’un règne. En premier lieu parce qu’elles sont la cible du populisme d’aujourd’hui. « La France d’en haut contre la France d’en bas », « Tous pourris », « La fracture sociale », autant de slogans qui séduisent une opinion prompte aux simplifications abusives et qui cherchent obstinément des coupables à ses malheurs et turpitudes. Parallèlement, on en appelle dans les discours politiques à l’éternelle sagesse du peuple, vecteur de LA vérité. « Les Français savent bien », « Les Français sont intelligents et on ne peut les flouer », etc. toutes ces belles formules démagogiques flattent le dangereux désir de la figure charismatique, seule à être en osmose avec la nation.
Espérons donc la venue du chef dans une équation étonnante de simplicité : un chef pour une solution à un problème. La décision,comme par miracle, est faite action. L’élite est mise au pas. En ce qu’elle surfe sur cette vague à l’écume spectaculaire du populisme triomphant, la classe politique vénère le peuple dont les intuitions immédiates s’apparentent à de véritables connaissances. La preuve en est : la passion référendaire. Le « non » à l’Europe s’est imposé car le peuple connaît mieux que personne ce qu’une constitution commune peut avoir de catastrophique. Les thuriféraires du « non » l’ont assez dit : la sagesse gagne l’opinion. Pourquoi ne pas faire d’autres référendums si l’on sait pertinemment que l’on ne répond presque jamais à la question qui est posée, mais à d’autres ?
Philippe de Villiers avait au moins le mérite de le reconnaître : Chacun a toujours une bonne raison de voter « non ». Or les résultats du vote sur l’Europe ont rappelé aux partisans du « oui » une bien cruelle vérité conceptuelle du populisme, c’est à dire sa versatilité, et aux fourriers du « non », le jeu malsain de la flagornerie politique qui déifie l’angoisse. Umberto Eco, avec sa lucidité habituelle, nous avait pourtant bien avertis : « Le populisme, c’est l’appel sentimental et direct à une entité imprécise qui n’existe pas mais qu’on appelle le peuple et qu’on essaie de prendre par les tripes. »
Mais enfin, qui est-elle donc notre élite ? Est-elle monolithique ou se régénère-t-elle en permanence ? Est-elle une ou plurielle ?Des bourgeois bien installés de l’historien Marc Bloch[2] dans son livre l’Etrange défaite, à l’élite compétente en constant renouvellement de Pareto, Minc choisit le monolithisme...Pour lui, elle est essentiellement une. Dans la Ve république, elle se caractérise par un formidable mouvement d’homogénéisation des responsables : administration, politique, économie sont investies par les hommes des Grandes Ecoles, sous couvert de méritocratie républicaine. Et Minc de donner des chiffres qui nuancent cette fameuse méritocratie. Aujourd’hui, 3% des étudiants accèdent aux Grandes Ecoles, 14% en 1990 ; dans les années cinquante, 21% des étudiants de Polytechnique, de Normale Sup. et de l’ENA provenaient des milieux populaires.
Aujourd’hui 7%...Autres chiffres, mais ceux-là de l’entreprise : en 1985, les anciens élèves de Polytechnique et de l’ENA ne représentaient que 36% des dirigeants des deux cent plus grandes entreprises françaises , 50% en 1993...La reproduction sociale, chère à Bourdieu, que Minc n’apprécie visiblement pas, est patente.
Maintenant, quelle serait la seconde raison de la décadence des élites ? L’argent confère d’après Minc, un pouvoir moindre qu’auparavant. Les entrepreneurs pèsent moins en terme d’orientation politique et économique que le capital anonyme des actionnaires. D’où le déclin de ces capitaines d’industrie qui avaient leurs entrées à l’Elysée et qui sont de nos jours soumis aux décisions de leur conseil d’administration. Les traders d’Internet font la loi alors qu’on ne les connaît pas. Ce capitalisme diffus empêche la lisibilité d’antan, éloigne les affaires de la politique. Pour les entrepreneurs d’aujourd’hui, la richesse n’est qu’un instrument de liberté individuelle ; pour leurs anciens, c’était une ascèse car « l’éthique protestante du capitalisme les habitait ».
Les uns sont d’esprit libertaire : toute forme de pouvoir leur répugne ; les autres aimaient jouer un rôle en surplomb de la vie politique.[3]
Cet éparpillement est aussi observable dans le domaine des savoirs et des arts. L’hyperspécialisation interdit l’émergence de grande figure capable de s’élever au-dessus des universitaires enfermés dans leur recherche, pour jouer le rôle d’un Jean -Paul Sartre ou d’un Raymond Aron par exemple. La parthénogenèse gagne les savoirs, et à la place de la grande synthèse philosophique, règnent les rapports des experts. Décloisonner les disciplines est un mot d’ordre vain, apparemment désuet.
Poursuivant l’analyse, Minc voit dans la société hyperdémocratique une autre raison de la décadence des élites. Marquée par l’individualisme, le consumérisme et le tribalisme, elle décentre les pouvoirs traditionnels. Avec les revendications d’un moi omniprésent, elle dessine un espace public éclaté où tous, parce qu’ils sont des sujets « je », défendent leurs prébendes.Quant au consumérisme, il se décline dans les postures de la revendication de l’acheteur tatillon sur la qualité et la traçabilité des produits, du citoyen zappeur des programmes politiques, attiré par les changements d’adhésion, du sujet de la spiritualité des sectes cherchant l’univers dans le réduit de son « moi », du penseur polyglotte qui va à la pêche dans les systèmes idéologiques suivant sa situation propre et ses humeurs.
Tribalisme enfin, car le moi aime à fonder des micro solidarités, où, tantôt membre d’une association, tantôt d’une autre, il n’aspire pas à la clarté universelle d’une posture unique. Mais cette société hyperdémocratique cherche aussi la transparence, obsession de la pureté. Grâce aux médias impitoyables et aux juges transformés en shérifs, elle exige de l’élite une netteté qu’elle n’a évidemment pas elle-même. Vous me direz : pourquoi l’élite ne se défend donc point face à cette délitescence inquiétante ? C’est qu’elle souffre d’une nouvelle trahison des clercs. Composée des hommes du sommet de l’Etat et des entreprises, elle est complétée par la haute classe moyenne qui fournit elle aussi de bien curieuses topiques.
Cette dernière se drape dans les panoplies à la mode : antimondialisation, culte du modèle social français envers et contre tout, antiaméricanisme primaire, méfiance à l’égard du complot des multinationales, recherche des alternatives du forum social dont on espère encore des programmes de gouvernement, etc.. Elle participe en toute bonne conscience à son enterrement, convaincue que le monde est d’abord français, et qu’au-delà de nos frontières, il convient d’avoir peur.
Débordée, perdue, critiquée et affligée, notre élite essuie les philippiques d’une société déboussolée. Seuls demeurent pour Minc, les individus d’exception qui ont le pouvoir de sentir et de humer la direction du vent, mais ils ne sont pas français...(cf.Kohl et l’Europe, Gorbatchev et la fin du communisme, etc..). Notre essayiste libéral n’est pas hégélien. Ce sont encore pour lui les hommes qui font l’histoire. Solution future bien improbable. On ne commande pas la naissance des grands hommes de l’intuition politique. L’histoire les fait et ils la font. De Gaulle fut la divine surprise ; cet homme-là avait une certaine idée de la France. Parfois au-dessus de la France elle-même, mais jamais sans elle...Or pour l’instant, l’horizon demeure immaculé.
Qu’en penser ? Il nous semble que dans cet ouvrage, Minc parle de lui. Car la fin des élites, c’est également la fin de Minc. Conseiller des princes de l’entreprise, éminence grise des politiques, le vent du changement annonce peut-être que la page est aussi tournée pour lui. Mais, faisons fi de la personnalisation du débat. Il y a de la matière dans cette réflexion. D’abord parce qu’elle est souvent le fruit d’une pure observation des lames de fond qui secouent la grande bleue française. Ensuite parce que son analyse se meut progressivement en un avertissement : méfions-nous des sirènes du populisme, des mélopées médiatiques de la notoriété, des ritournelles de la transparence du système judiciaire, des « moi » éclatés et tyranniques, du nombrilisme bien français et de la forteresse France qui surplombe un monde bigarré donc menaçant.
La carte conceptuelle française devient portulan. A la recherche d’une nouvelle parousie, nous avons l’air de faire du neuf avec de l’ancien. On a toujours critiqué les élites, mais cette fois-ci, avec de nouveaux discours. Assez préoccupants d’ailleurs puisqu’ils indiquent clairement une fragilisation de notre démocratie. Ce n’est pas tout. Minc, adepte de la pensée libérale, néglige malheureusement ce qui reste de nos vertus. Vieux peuple idéologique, passionné de politique, la nation française sait aussi se faire entendre. La reproduction sociale, accentuée dans notre modernité post trente glorieuses, crée objectivement les raisons d’un divorce entre nos élites et l’immense classe moyenne en errance. Or elles n’ont rien fait pour aller au devant de la rupture. Se laisser porter par le courant ne pouvait être une solution. Fermer les yeux sur les inégalités a coûté cher. La crise des banlieues l’a rappelé cruellement. La demande d’identité et le retour du concept de nation ne sont que les épiphénomènes de lents mouvements tectoniques dont la direction n’a pas encore été enregistrée par la sismographie politique.
La question devient alors simple : comment les élites pourraient-elles réintégrer en leur sein ceux d’en bas ? Seule inquiétude dont l’Education Nationale devrait bien s’occuper urgemment avec détermination, réalisme, et... sans démagogie.
BRUNO GUITTON
[1] Alain Minc, Le crépuscule des petits dieux, Editions Grasset,2006
[2] J’appelle donc bourgeois de chez nous un Francais qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieure aux hasardeuses possibilités de l’ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui, enfin, se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance , marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif.
[3] Alain Minc, Le crépuscule des petits dieux, P63-64, Editions Grasset, 2006.
publié par Bruno Guitton dans : Philosophie
Messages
1. Le crépuscule des élites, par Bruno Guitton, 28 avril 2008, 16:37, par Bob
Avec Sarkozy à la tête de l’Etat, les Français doivent faire face à une incohérence sérieuse : ils ne peuvent plus se moquer des Etats-Unis car désormais notre Président, lui aussi, est ignorant et vulgaire. Ce sont maintenant les Britanniques qui se moquent de nous, et ils ont bien raison. Nous devrions faire de même à notre endroit : l’autodérision vaut toujours mieux que le ridicule.