Accueil > Les citoyens français viennent de dire "NON" à la constitution...

Les citoyens français viennent de dire "NON" à la constitution...

Publie le mardi 31 mai 2005 par Open-Publishing
3 commentaires

de Jean-Pierre Desmoulins

Les citoyens français viennent de dire "NON" à la constitution qui était soumise à leurs suffrages. J’ai entendu tellement de choses dans les médias, aussi bien français qu’internationaux, tant d’analyses de cette campagne pour le "NON" dans lesquelles je ne reconnais pas mon opinion, que je veux réagir.

D’abord, je dois dire que j’ai eu quelques difficultés à me décider. Comme les journalistes de Marianne, mon hebdo favori, j’étais poussé à voter "OUI" par de vieilles convictions européennes, et "NON" par une analyse stratégique. J’ai finallement voté "NON", les raisons logiques l’emportant sur les raisons de coeur.

Mon analyse de l’évolution actuelle de l’intégration européenne est qu’il y a eu deux phases. Pour faire simple, le changement est intervenu approximativement lorsque l’Angleterre a été admise dans l’Europe. Dans la phase un, le couple franco-allemand a imposé des buts politiques. Dans la phase deux, l’économie a été le but. Evidemment, l’économie comptait dans la phase un et la politique dans la phase deux, mais le centre même, le coeur ontologique de l’Europe a changé. La constitution proposé est seulement un moyen d’institutionaliser, d’une manière certes claire et intelligente, le minimum de structures politiques nécessaires pour pérenniser les buts économiques de la phase deux.

Les aspects économiques et politiques de cette constitution sont criticables.

Les choix économiques, sans les analyser ni les critiquer sous un angle "collectif contre libéral", ce qui est un peu passé de mode, laissent la porte ouverte à un problème futur de "coeur de métier", et cela entre ce que j’appelle les "producteurs" et les "vendeurs".

Les producteurs sont des pays, comme l’Espagne, la France, l’Allemagne, l’Italie (pour citer les principaux) où les secteurs primaires (agriculture, pêche) et secondaire (industrie) sont les principaux pourvoyeurs d’emplois. Les vendeurs sont les pays comme l’Angleterre, les pays qui bordent la mer du Nord ou la Baltique, où le secteur tertiaire (services) est le principal pourvoyeur d’emplois.

Les nouveaux pays membres de l’Europe qui viennent de l’ancien bloc soviétique sont un peu entre les deux, avec par exemple une tendance à se situer du côté des "producteurs" pour la Pologne et du côté des "vendeurs" pour la Hongrie. Pour plusieurs raisons, et notamment parce que leurs structures de productions sont largement obsolètes, ces nouveaux membres sont plus attirés par la sphère des "vendeurs". Objectivmement, le modèle économique, soutenu par le modèle linguistique (utilisation de l’anglais comme outil universel de communication dans les affaires) et le modèle culturel (efficacité des structures industrielles de production et de diffusion des produits culturels) crée une situation de dépendance de facto de ces pays à la techno-structure que constituent les entreprises américaines et anglaises.
Les producteurs européens sont menacés non seulement par les producteurs de cette structure, mais aussi - et cela de manière encore plus aigüe - par les producteurs des pays émergents de l’Est et du Sud de l’Asie.

Dans ce schéma stratégique, à long terme, les pays "producteurs" d’Europe vont perdre. Ils vont perdre leurs emplois (ce qui est déjà arrivé dans certains secteurs comme la confection). Dans un stade final, l’Europe va devenir une société de service pour les producteurs d’Asie. Et lorsque les pays d’Asie, ayant développé leurs systèmes éducatifs, vont pousser une partie de leurs emplois vers le secteur tertiaire, ce qui est le cas par exemple de l’Inde actuellement, l’Europe n’aura plus d’emplois, ni en production ni en services. Ce sera l’ère du déclin, avec quelques îlots de prospérité comme la City de Londres pour les services financiers ou d’assurance. C’est exactement le modèle historique du déclin de l’Espagne au 16eme et au 17eme siècle, à cause de la découverte et de la colonisation du nouveau monde. Les délocalisations d’aujourd’hui ne sont que des réinventions de l’esclavage de l’époque.

La constitution européenne proposée a pour but de donner à l’Europe, vis à vis du reste du monde, le rôle qu’ont eu pendant des siècles les villes du nord du continent par rapport aux pays du sud. cette situation crée beaucoup - vraiment beaucoup - de risques, avec une augmentation des besoins de transport de marchandises, et une augmentation du nombre des situations de crise potentielles : les guerres du pétrole du début du XXIeme siècle ne sont qu’un avant-goût de ce qui pourrait se généraliser si un tel modèle de développement était suivi. Les cités commerçantes d’Europe du Nord ne pouvaient être prospères que parce qu’elle s’appuyaient sur l’agriculture et l’industrie de leurs voisins. Les vendeurs ne peuvent pas exister sans des producteurs.

Le modèle politique proposé par la constitution est criticable. Certains disent "ce n’est pas une constitution mais un traité". Je rejoins cette opinion. Certains points précis sont inacceptables, et je n’en citerai qu’un : le fait que la mofidication de la constitution nécessite l’approbation de __TOUS__ les pays membres. Cela n’est pas acceptable. La constitution française peut être changée par "referendum", avec le vote de tous les citoyens, ou par un "congrès" réunissant les députés et les sénateurs. Une constitution doit laisser ouverte une telle porte de sortie pour autoriser à modifier ce qui ne fonctionne pas, ou sinon c’est tout comme dans certaines théocraties où l’on prétend supprimer la démocratie parce que, sous le règne de Dieu, il n’est pas nécessaire de changer quoi que ce soit.

Je pense donc que le fait d’arrêter le processus d’intégration de l’Europe selon ce modèle va forcer à mettre les problèmes sur la table. Cela va naturellement arriver après quelques moqueries contre ces "idiots de français", de la part des médias et de certains gouvernements, comme les USA, qui objectivement ont intérêt à voir l’Europe affaiblie dans ses capacités de production. Vu qu’il sera impossible de trouver une solution, dans le cadre des traités actuels qui régissent le fonctionnement actuel de l’Europe à 25, il sera nécessaire de trouver des solutions locales, c’est à dire de reconstruire un modèle d’intégration avec le même coeur que dans la phase un. Cela sera la phase trois. Ce mouvement viendra, à mon avis, de France, d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie, certains petits pays pouvant s’y associer. Le challenge sera linguistique, industriel et politique. Si ces quatre pays décident d’adopter un "langage pivot" commun, qui pourrait être une langue comme l’IDO (une version moderne de l’Esperanto), s’ils décident de s’intégrer politiquement avec le but final de batir une constitution (une vraie), et si ils défendent leurs intérêts dans les domaines industriels et culturels, la pré-éminence du modèle anglo-saxon peut, en quelques décades, s’effondrer. La défaite morale et politique de la coalition Bush-Blair en Irak, qui pourrait se transformer rapidement en une situation intenable, pourrait, avec le "NON" français à la constitution, être le signal de ce changement.

Comme souvent en France, les révolutions viennent d’une conjonction entre un sentiment populaire, quelque peu difficile à exprimer pour ceux qui se sentent des victimes, et une analyse critique de la part d’élites éduquées. Le "NON" a été promu par des partis extrémistes, qui ont leurs racines dans les classes populaires, et par des penseurs dissidents de presque tous les partis. C’est, à mon avis, cette conjonction de pensée, mal comprise et commentée par les médias, qui l’a fait gagner le 29 mai.

Attendons un peu pour voir ce que nous réserve la phase trois...

Messages