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Paris 1961-Gênes 2001 : présentation du dossier

Publie le dimanche 10 avril 2005 par Open-Publishing

 Démonter, monter, démontrer : le pouvoir des (fausses) images dans les procès de Gênes
 Reconstruction historique et reconstruction juridique au-delà des images de Gênes

de Filippo Del Lucchese traduit de l’italien par Karl&rosa

D’un côté, des heures et des heures de direct télévisé. Les objectifs des principales chaînes all-news braqués sur l’étroit périmètre qui entoure la ’zone rouge’. Des milliers d’heures d’enregistrement, des dizaines de milliers de photos, des millions d’yeux qui ont suivi l’une des plus tragiques et sensationnelles tentatives d’insurrection de ces dernières années en Occident. De l’autre, une mémoire presque complètement décolorée. Quelques dizaines d’images en noir et blanc, floues, fanées, sombres.

Gênes 2001 d’un côté, les journées du G8 de la honte et les "ratonnades" de Paris de 1961 de l’autre, avec la féroce répression par les gardiens de la paix du préfet Maurice Papon, l’assassinat de centaines d’Algériens, arrivés à Paris des périphéries pour protester pacifiquement contre le sévère couvre-feu dont ils étaient les victimes.

Pourquoi rapprocher les deux évènements ? Qu’est ce que c’est qui unit deux épisodes qui ont eu lieu à quarante ans de distance l’un de l’autre ? Le fil rouge de la répression, brutale et exceptionnelle dans les deux cas ? Ou le fil gris de la mémoire effacée, confiée à la rhétorique incertaine des images confisquées, démontées et remontées pour justifier une thèse historique, politique, concernant le procès ?

C’est avant tout la composition hétérogène de cette mémoire qui nous a intrigués. Dans un cas, une quantité inouïe d’images, impensable il y a seulement quelques années, avant l’arrivée du numérique, si bien qu’ils sont nombreux à penser que les journées de Gênes sont un des évènements les plus filmés et observés de l’histoire. Un manque presque total de témoignages visuels dans l’autre, si bien que les récits des victimes, écrasés par l’arrogance de ceux des puissants et des bourreaux, ont eu et ont encore une énorme peine à avoir droit de cité, à être crus dans la "patrie des droits de l’homme". Les chiffres sont contestés, l’inimaginable n’est pas cru, le récit devient onirique. Même les victimes sont en proie au doute : cela s’est-il vraiment passé ?

"Personne ne vous croira, même si vous survivez - soutenaient les officiers des Ss à Auschwitz et Dachau". Parce que c’était inconcevable. Et pourtant, cela s’est passé. Il semble qu’on ne peut arrêter le travail de la mémoire, même si cela ne le rend pas plus simple. Quel rôle ont, dans tout cela, les images ? De Paris, ne nous restent que quelques photos, arrachées courageusement par Elie Kagan à l’indifférence hostile de la Ville Lumière et aux coups de pistolet des gardiens de la paix. Un Juif, un homme avant tout, qui avait assisté en juillet ’42 à la fermeture des wagons plombés qui portaient leur cargaison de mort vers les camps. Peu de photogrammes, des icônes presque sacrées que nous reproduisons ici, avec ses tristes et rageuses notes, comme un hommage à l’homme Kagan. Ils témoignent peut-être plus et mieux qu’une inflation hyperbolique de sons, de lumières, de couleurs qui jaillissent de milliers de caméras, convertis en milliards de pixels.

Il y a un deuxième élément important, adressé cette fois à nombre d’activistes qui ont participé aux journées de Gênes. Ici et là circulait l’opinion que la répression avait été un cas unique, rare, exceptionnel, qui ne peut pas se répéter. Jamais dans les pays occidentaux - a-t-on dit - on n’avait assisté à quelque chose de semblable. Si cela est vrai pour certains aspects quantitatifs (peut-être jamais tant de blindés et d’agents, jamais tant de matraques, lacrymogènes et boucliers romains n’ont été vus tous ensemble), cela ne l’est pas en absolu. La répression contre les mouvements anticoloniaux, contre les migrants et contre les Algériens de France en ce cas, a assumé des formes de véritable guerre, pas du tout au sens métaphorique. Voila qu’alors aux tortures, aux meurtres, aux bombardements qui ont eu lieu en Algérie, de l’autre côté de la Méditerranée, s’ajoute le 17 octobre 1961. Le guerre se déplace sur le sol métropolitain, dans la capitale.

Cela devait être une leçon inoubliable. Derrière les Français, après la courte euphorie de la libération, qui peut-être n’avait lavé qu’en partie les connivences de Vichy (tellement que les hommes au pouvoir étaient les mêmes, exactement comme dans l’Italie de l’amnistie postfasciste), il y avait la honte de Dien bien phû et de la bataille d’Alger. Le pays le plus orgueilleux avait été battu, rabaissé, humilié plusieurs fois justement par les damnés de la terre. Voila alors la nécessité de ne plus transiger, de se venger : "pour chaque coup subi, nous en rendrons dix". L’ennemi est là, la couverture politique et la ritualisation aussi. Toutes les conditions pour l’exercice démesuré de la violence sont satisfaites. Il ne s’agit que de la mettre en pratique.

Quelque chose d’analogue s’est passé à Gênes. On peut s’interroger à l’infini sur les volontés politiques, sur les erreurs d’organisation, sur les excès de l’une et de l’autre partie, sans arriver à rien. Mais les moyens exceptionnels - comme l’explique lucidement Ben Hafessa, jeune gardien de la paix, fils d’un agent en service à Paris en ’61 et d’origine algérienne lui-même - sont le symptôme non équivoque de la volonté de donner une réponse exceptionnelle. Et cette situation exceptionnelle - peut-être un véritable état d’urgence - nous l’avons vécue, vue et immortalisée à Gênes.

C’est de cela que nous voulons parler dans un dossier sur Gênes et Paris. La revue française Vacarme avait réalisé quelque chose de semblable sur les ratonnades, en septembre 2000 (1). Nous avons ’rencontré’ et repris ce travail, en saisissant l’occasion pour réfléchir encore une fois sur Gênes.

"Des bonbons dans toutes les bouches, un mot sur toutes les lèvres". Cette publicité, qui attire la sympathie, est sur le côté d’un vieux bus, de ceux qui étaient en service à Paris en ’61. De ceux qui traversaient la métropole et capitale étincelante de la douce France. La grisaille des périphéries était lointaine, comme le bruit des usines où les Algériens travaillaient pour la construire, la douce France. Mais pas ce jour là. Des vitres embuées par les souffles et la peur, nous voyons encore le visage de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants. Aucun mot sur leurs lèvres. Les mains croisées derrière la tête, la torture, les coups, les insultes, la ségrégation qui les attend dans quelque préfecture de police. Nous avons vu la même chose à Gênes. Encore des bus, cette nuit là à l’extérieur de la Diaz, encore des mains croisées, encore du sang et des tortures et l’impunité. Qu’au moins de nos lèvres quelques mots puissent sortir, après avoir craché ces bonbons si amers.

(1) Je remercie la rédaction de Vacarme et en particulier Isabelle Saint-Saens pour l’autorisation à reproduire ce matériel.

http://bellaciao.org/it/article.php3?id_article=8223