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Rencontre avec Chomsky

Publie le mercredi 2 février 2005 par Open-Publishing

de David McNeill

Etant donné les louanges enflammées qui lui ont été adressées -« L’un des plus grands esprits du 20 ème siècle » (The New Yorker) ; « peut être considéré comme le plus important intellectuel vivant » (The New York Times)- il est difficile de savoir à quoi s’attendre lorsque Chomsky arrive, un rayon de pure lumière peut-être, ou au moins le bruissement de la noblesse académique. Ou bien une bouffée de soufre. On l’a aussi considéré comme un homme « avec un fort attachement à la vérité » (The Anti-Chomsky Reader) et comme un justificateur du fascisme islamique (Christopher Hitchens), parmi les critiques les plus mesurées.

Il est donc surprenant de voir un homme souriant, légèrement voûté, passer mal assuré dans son bureau, au Massachussetts Institute of Technology à Boston, se servant lui-même un café et me demandant de l’excuser pour l’attente.

Comme cela a souvent été remarqué, le professeur Chomsky c’est la modestie personnifiée, parlant calmement et généreux de son temps, répondant méticuleusement aux milliers de mails qu’il reçoit toutes les semaines, travail laborieux qui lui prend plus de sept heures par jour, signant généralement d’un simple « Noam ». « Il ne reconnaît pas de hiérarchie », indique l’assistant de Chomsky Bev Stohl. « Il est ce les gens qui l’aiment disent qu’il est, un homme qui s’inquiète beaucoup pour les autres ».

De tout ce qui a été dit à son propos, la définition de Bono, « un rebelle sans pause », convient aussi bien que toute autre. A 76 ans, et malgré un récent combat contre le cancer, Chomsky semble avoir accru son prodigieux rendement. Des étagères partout dans le monde ploient sous ses écrits politiques, sa voix peut être entendue à la radio toutes les semaines, et en plus des mails et des blogs il donne des centaines de conférences dans de nombreuses villes tous les ans.

« C’est comme ça depuis le 11 Septembre », dit-il. « Cela a eu un effet complexe sur les Etats-Unis, ce qui je pense n’est pas perçu à l’extérieur. L’idée qu’on se fait à l’extérieur c’est que cela a converti tout les Américains au chauvinisme, et cela est vraiment stupide. Cela a ouvert l’esprit des gens et cela a conduit beaucoup de gens à penser ‘‘je ferais peut-être bien d’essayer de comprendre quel est notre rôle et pourquoi ces choses se produisent-elles’’ ».

Les idées de Chomsky sur le rôle des Etats-Unis sont parfaitement bien connues, après quarante ans d’infatigable militantisme politique marqué par sa dénonciation détaillée de la ligne officielle des Etats-Unis. Depuis la guerre du Vietnam, qui selon lui a été faite pour arrêter la contagion du nationalisme indépendant, et non du communisme, jusqu’à l’attaque contre les Tours Jumelles, qui dit-il était basée par la « furie et le désespoir » provoqués par la politique américaine, et sa fameuse accusation selon laquelle tous les présidents américains de l’après-guerre auraient été pendus si les Lois de Nuremberg étaient en vigueur, Chomsky a été un ulcère dans le ventre de la bête américaine, utilisant ce qu’Arundhati Roy appelle son « instinctive et anarchiste méfiance du pouvoir » pour pourfendre l’arrogance de celui-ci.

Il est encore étonné de voir comment, dit-il, l’invasion de l’Irak a transformé ce qui selon lui « aurait dû être l’une des occupations militaires les plus faciles de l’histoire ». Il précise : « J’avais pensé que la guerre elle-même serait finie en deux jours et que l’occupation allait immédiatement réussir. L’Irak était réputé le pays le plus faible de la région. Sinon les Etats-Unis ne l’auraient pas envahi. Les sanctions avaient tué des centaines de milliers de personnes et cela avait contraint les gens à dépendre de Saddam pour leur survie, sinon ils l’auraient certainement renversé.

« Le pays va évidemment tomber aussitôt que vous le bousculerez. Et aucune résistance n’aura de soutien extérieur, ou bien un tout petit peu mais rien de significatif. Mais, en fait, cela se révèle encore plus difficile que l’occupation de l’Europe par l’Allemagne durant la Deuxième guerre mondiale. Les Nazis n’ont pas eu tant de problèmes en Europe. Mais les Etats-Unis ont tout fait pour transformer cela en une incroyable catastrophe. Et c’est en partie dû à leur façon de traiter les gens. Ils ont traité les gens d’une telle façon qu’ils ont engendré la résistance, la haine et la peur ».

Les élections irakiennes attendues depuis si longtemps auront lieu dimanche prochain mais Chomsky considère que les discours à propos de l’Irak souverain, indépendant et démocratique sont des plaisanteries. Il indique : « Je ne vois pas la moindre possibilité pour les Etats-Unis et la Grande Bretagne de permettre un Irak indépendant et souverain, c’est quasiment inconcevable. Il y aura une majorité chiite. Probablement leur premier pas sera de reconstruire des relations avec l’Iran. Ce n’est pas qu’ils soient pro-Khamenei [le leader suprême de l’Iran], ils voudront être indépendants. Mais c’est une relation naturelle et déjà sous Saddam ils avaient commencé à reconstruire les relations avec l’Iran.

« Cela pourrait produire un certain degré d’autonomie dans les régions chiites d’Arabie Saoudite, qui se trouvent être les régions où se trouve le pétrole. Vous pouvez anticiper pas trop loin dans le futur la possibilité d’une région dominée par les Chiites et incluant l’Iran, l’Irak et les régions pétrolières d’Arabie saoudite et qui monopoliserait réellement les principales ressources pétrolières du monde. Est-ce que les Etats-Unis vont permettre cela ? C’est hors de question. En plus, un Irak indépendant essaierait de retrouver sa position de grand pouvoir, peut-être de leader dans le monde arabe. Ce qui signifie qu’il essaiera de se réarmer et de confronter l’ennemi régional, c’est-à-dire Israël. Il pourrait bien développer des ADM pour faire face à celles d’Israël. Il est inconcevable pour les Etats-Unis et pour le Grande Bretagne de permettre cela ».

Chomsky considère que la comparaison entre l’Irak et le Vietnam est erronée, premièrement parce que le Vietnam n’a finalement pas été une défaite au regard des objectifs stratégiques américains. « Les ressources vietnamiennes n’avaient pas la même importance. L’Irak est différent. C’est le dernier coin de la terre où il y a des ressources pétrolières en masse, peut-être les plus grandes de la terre ou pas loin. Les profits de tout cela doivent être orientés vers la bonne poche, c’est-à-dire d’abord les entreprises des Etats-Unis et à un moindre degré les entreprises britanniques. Le contrôle de ces ressources place les Etats-Unis dans une position de force pour exercer leur influence dans le monde entier. »

L’une des conséquences les plus surprenantes du 11 Septembre a été la séparation entre Chomsky et ses amis de gauche d’antan, notamment l’écrivain Christopher Hitchens, qui accuse Chomsky de « trouver des excuses au fascisme théocratique » et de présenter une « équivalence morale » dans ses commentaires sur le 11 Septembre et sur l’impérialisme américain. « C’est horrible, la considération de Chomsky pour le faible s’est transformé en soutien pour les fous furieux », a déclaré Hitchens.

Chomsky dit : « Je ne cherche pas à savoir quelles sont les références et les croyances des gens. Que cela signifie-t-il, de mettre un signe égal entre le 11 Septembre et les crimes des Etats-Unis ? Vous ne pouvez même pas comparer le 11 Septembre à ce qui est appelé l’autre 11 Septembre au sud de notre frontière. Le 11 Septembre 1973, au Chili, le président a été tué, la plus vieille démocratie d’Amérique latine a été détruite, le nombre officiel des tués a été de 3000. Le nombre réel est probablement le double. Au prorata de la population, aux Etats-Unis cela ferait 100 000 morts. Cela a donné l’installation d’une dictature brutale, un virus qui s’est répandu dans presque toute l’Amérique latine et qui a produit une terrible vague de terreur.

« Comment cela pourrait-il être comparé au 11 Septembre 2001 ? Si vous voulez compter les chiffres et les conséquences sociales c’est nettement plus grave. Mais cela n’a aucun sens de faire ces comparaisons. Ce sont des atrocités. Et celles qui nous concernent en premier chef ce sont celles que nous pouvons arrêter.

« Lorsque la Grande Bretagne et les Etats-Unis ont envahi l’Irak, c’était avec l’expectative, vraisemblable, de faire augmenter la menace terroriste, ainsi que cela s’est produit. Cela signifie qu’ils sont en train de contribuer à la terreur du genre 11 Septembre qui frappera vraisemblablement les Etats-Unis, ce qui pourrait être très horrible. Tôt ou tard, la terreur du genre jihadiste et les ADM vont finir par se rencontrer et les conséquences pourraient être effrayantes. Si nous sommes inquiets de la terreur de type jihadiste nous ne devons pas y contribuer ».

Dans la gestion du terrorisme il faudrait, selon Chomsky, « un programme double » selon les linéaments de « ce que les Britanniques ont fait en Irlande du nord. » Il dit : « Les actes des terroristes sont des actes criminels, donc vous arrêtez le coupable, vous utilisez la force si cela est nécessaire, et vous lui faites un juste procès. Ils veulent en appeler aux réserves de sympathies pour ce qu’ils font, y compris de la part de gens qui les haïssent et qui les redoutent. S’ils peuvent mobiliser ces réserves de sympathies ils gagnent. Nous pouvons les aider à mobiliser ces réserves de sympathies par la violence ou nous pouvons réduire cette sympathie en entendant certaines demandes légitimes.

« Tous les recours à la violence ont été un cadeau fait aux jihadistes. Répondez avec une violence qui frappe des civils et vous faites un cadeau à Osama bin Laden ; vous êtes en train de lui donner l’arme de propagande dont il a besoin pour pouvoir dire ‘‘Nous devons défendre l’Islam contre les Infidèles de l’Occident qui essaient de le détruire. Nous faisons la guerre pour nous défendre’’.

« Si vous voulez mobiliser ces forces c’est la façon d’intervenir. Mais il y a une autre façon et c’est de s’occuper des demandes légitimes. C’est une autre façon d’intervenir. »

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