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Cesare Battisti s’explique sur son passé

Publie le dimanche 1er mars 2009 par Open-Publishing
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de Maxime Vivas

La romancière Fred Vargas qui s’investit autant qu’il est possible dans la défense de Cesare Battisti, demande de faire connaître cette lettre de Cesare.

Elle précise que « cette lettre a été distribuée à chacun des onze juges du Tribunal Suprême (qui va rendre sa décision sur son refuge en mars, ou début mars) et fut lue le même jour au Sénat en séance plénière par le Sénateur Eduardo Suplicy (homme d’une exceptionnelle droiture, jamais vu ça). Cette lettre a aussitôt couru sur le net italien et brésilien, et était ce matin à la Une des principaux journaux brésiliens, correctement relayée.

L’hebdo italien (contre Cesare), “Panorama”, la reproduit manuscrite, partiellement. Bien entendu, attendons-nous à des réactions italiennes forcenées, à des “réactions” forcées de repentis assurant, comme au temps jadis, que “ce sont des mensonges”. N’en croyez rien. Souvenons-nous que ces repentis et dissociés n’ont pas le choix : ils y doivent leur liberté ou la diminution de leur peine. Le toujours vice-procureur de Milan, Armando Spataro, ex-stalinien, qui instruisit ces procès et autorisa les tortures, les a toujours “à sa main”.

Le sénateur Suplicy, dans cette même séance, a demandé aux députés italiens qui votèrent hier à l’unanimité leur appui à la demande d’extradition (normalement, le législatif ne se mêle pas le la justice…), qu’ils recherchent la VERITÉ sur les tortures et sur les faux mandats avant de demander une extradition ».

Fred Vargas prie de noter que l’expression de Cesare, “Vos Excellences”, est normale au Brésil.

M.V.


LETTRE DE CESARE AUX ONZE JUGES DU TRIBUNAL SUPRÊME FÉDÉRAL :

« A leurs Excellences Messieurs les Ministres du Tribunal Suprême Fédéral
Gilmar Mendes, Président, Cesar Peluzo, Vice-Président, Celso de Mello, Marco Aurélio, Ellen Gracie, Carlos Britto, Joaquim Barbosa, Eros Grau, Ricardo Lewandowski, Carmen Lúcia, Menezes Direito

Je me permets de m’adresser à Vos Excellences avec la conviction que, pour la première fois, je pourrai être pleinement entendu par la haute Cour de ce pays, pour dire aussi pourquoi je ne pus jamais faire valoir ma défense au cours des procès antérieurs où je fus jugé. Je veux dire la vérité de mon histoire, et éclairer les épisodes concernant les terribles accusations qui sont lancées contre moi.

En Italie, je n’eus jamais la possibilité de me défendre. Jamais un juge, jamais un policier ne me posa une seule question sur les homicides commis par le groupe auquel j’appartenais, les Prolétaires Armés pour le Communisme, les PAC. Jamais la justice italienne n’entendit mon témoignage. Jamais un juge ne me demanda : « Avez-vous tué ? » Aujourd’hui, trente ans plus tard, pour la première fois de ma vie, j’ai l’occasion de m’expliquer devant une justice, la justice du Brésil. Et je crois sincèrement en le sérieux et la conscience de cette justice. Je remercie beaucoup par avance Vos Excellences d’écouter ma parole.

J’ai grandi dans une famille communiste très militante. Mon père et mes frères m’entraînèrent très jeune dans l’action politique. A l’âge de dix ans, mon père m’emmenait déjà crier des slogans de révolte dans la rue. Mais à l’âge de 17 ans, je compris que l’homme dont le portait était affiché à la maison était celui de Staline, et je le jetai par la fenêtre. Cela déclencha une crise politique avec mon père, et je quittai ma famille pour rejoindre la rue, avec les centaines de milliers de personnes qui se révoltaient depuis 1968 contre le binôme de la politique italienne : « Démocratie chrétienne – Parti communiste, DC-PCI ». J’appartenais alors à groupe de jeunes « autonomes » qui vivait dans une communauté. Nous étions des militants non armés. Il est parfaitement vrai que, pour financer notre activité militante, les tracts etc., nous avions recours aux vols. Pour enjoliver ces délits, qui furent extrêmement nombreux à cette époque en Italie, tous les jeunes gens appelaient ces actions, non pas des « vols », mais des « réappropriations prolétaires ». Et je dois avouer que je détestais ces actions, simplement parce que j’avais peur. Cette peur persista pendant toute mon action militante, et j’y reviendrai.

Ce fut à cause d’une de ces « réappropriations prolétaires », réellement due à notre vie de militants sans argent, que je fus emprisonné pour la première fois. En prison, je rencontrai un homme plus âgé que moi, Arrigo Cavallina, qui appartenait à un groupe de lutte armée, les PAC. Je n’aimais pas sa personnalité à la fois froide et enfiévrée, mais j’étais très impressionné par sa culture et par ses théories révolutionnaires –même si je ne comprenais pas tout ce qu’il disait. Quand je fus libéré, en 1976, je retournai à ma communauté : c’était devenu un désert. Certains camarades étaient morts, tués par les policiers dans les manifestations. Les autres étaient ravagés par la drogue. A cette époque, de grandes quantités de drogue à bon marché furent distribuées massivement dans toutes les grandes villes pour casser le mouvement de révolte. Puis les livraisons furent suspendues, et tous les jeunes qui étaient tombés dans ce piège de l’héroïne étaient devenus des fantômes en état de manque, ne pensant plus qu’à trouver de la drogue, et non pas à l’action politique. Effaré par ce spectacle, je commis la grande erreur de ma vie : je pris un train pour Milan et j’entrai dans le groupe armé des PAC. Sans comprendre à l’époque que, là aussi, je tombai dans un piège fatal.

Le chef militant de ce groupe était Pietro Mutti. Arrigo Cavallina était également important. J’ai longuement décrit l’étrange personnalité de Pietro Mutti dans le livre que j’écrivis au Brésil durant ma fuite : « Ma cavale ». Cet ouvrier avait eu de graves problème de drogue, et il en était sorti grâce à l’action politique. Cela faisait de lui un fanatique, une véritable machine de guerre. Malgré son caractère très renfermé, nous devînmes amis. Mais Pietro Mutti me surveillait sans cesse, pour voir si j’étais « à la hauteur », et j’essayais de l’être. Les PAC étaient spécialisés sur l’action sociale et l’amélioration des conditions carcérales. Le groupe commettait régulièrement des actions d’appropriation des banques, pour assurer son financement, et aussi des actions sur les lieux de « travail au noir », de travailleurs sans papiers. Cela, oui, je le fis.
Tout cet activisme militant, je ne l’ai jamais nié. Pietro Mutti avait parfaitement senti ma peur, au cours de des « actions obligatoires » que je détestais toujours. Nous étions armés –même si une bonne partie des armes ne fonctionnait pas. Je craignais toujours que l’un des camarades ne tire sur le gardien de la banque, si ce gardien portait la main à son arme. J’avais mis au point une technique pour éviter cela : je me jetais à mains nues sur le gardien et je le mettais au sol par surprise, car je savais que, une fois à terre, personne ne tirerait sur lui. Je fis cela de nombreuses fois. Je raconte cette petite histoire, qui peut paraître anecdotique, pour vous assurer, Messieurs les Ministres, que je ne suis en aucun cas un « homme sanguinaire », comme il a été écrit sans cesse, mais le contraire. Vos Excellences peuvent aussi demander à mes frères, Vincenzo et Domenico, comment je réagissais quand j’étais jeune et qu’ils tuaient un animal à la ferme, ne serait-ce qu’un poulet. Cette aversion pour le sang ne diminue jamais dans la vie d’un homme. Au contraire, elle s’accroît. Et je n’ai jamais tué ni voulu tuer personne.
Je souhaite dire à Vos Excellences ce que je sais des quatre homicides dont je fus accusé en mon absence, sur des allégations diverses. Les accusations disent que j’aurais commis les assassinats de Santoro et de Campagna, que j’aurais été complice, sur place, dans le cas de la mort de Sabbadin, et que j’aurais organisé l’action qui tua Torregiani, tués le même jour que Sabbadin.
Vous savez, Messieurs les Ministres, que je fus arrêté en 1979 avec d’autres militants clandestins et que je fus jugé en Italie au cours du premier procès des PAC, où j’étais présent. Il y eut de nombreux cas de tortures pendant ce procès, avec le supplice de l’eau, mais je ne fus pas moi-même torturé. Pas une fois au cours de ce procès on ne me posa une seule question sur les homicides. Les policiers savaient parfaitement que je ne les avais pas commis. Je fus donc condamné en 1981 pour « subversion contre l’ordre de l’Etat », ce qui était vrai et que je ne niais pas au procès. Je fus condamné à 13 ans et six mois de prison, car à cette époque les peines, selon les nouvelles lois d’urgence, étaient multipliées par trois pour les activistes. Ce temps fut réduit à 12 ans.

Mon procès, le seul vrai procès auquel j’eus droit en Italie, était terminé. J’étais dans une de ces « prisons spéciales » qui avaient été construites pour nous, qu’on appelait « les terroristes ». Pour preuve que la justice italienne reconnaissait mon innocence, à cette époque, concernant les accusations, d’homicides, je fus transféré dans une prison pour « ceux dont les actes n’ont pas causé la mort ». Mais le procureur Armando Spataro, qui dirigeait le système des tortures pour la région de Milan, continuait de m’incommoder, et il bloqua ma correspondance avec ma famille. J’appris avec trois mois de retard, par une visite de ma sœur, que mon frère Giorgio était mort dans un accident du travail. Le choc fut pour moi immense. Cela, et le fait que, tous les jours, à la promenade, des prisonniers disparaissaient sans raison, puis revenaient des mois après, abrutis et muets, ou ne revenaient pas, me fit prendre conscience que les lois ne seraient jamais normales pour nous. C’est à cause de cela, et seulement de cela, que je pris la décision de m’enfuir. Et non pas pour « fuir la justice », puisque mon procès était terminé. Je m’évadai le 4 octobre 1981 et je laissai des blanc-seings à mes anciens compagnons, en cas de procès pour mon évasion. Je passai en France. Avant d’aller, en 1982, au Mexique. C’est pourquoi j’ignorai complètement que la justice italienne lançait un nouveau procès contre les PAC, ce fameux procès en mon absence où je fus condamné à la perpétuité, avec privation de la lumière du jour. Cela, à ma stupeur, je l’appris en revenant en France, le jour même où j’appris le décès de mon père, survenu deux années auparavant. Ce fait, la perte de mon père, fut bien plus important qu’une quelconque décision de justice, et je pensai que jamais un juge consciencieux ne pourrait prendre au sérieux un procès comme celui-là.

Il me faut reprendre mon histoire en 1978, quand j’étais encore membre des PAC. S’il vous plaît, Messieurs les Ministres, je vous prie de me pardonner d’être long, mais c’est la première fois, je le répète, que je peux m’expliquer devant une justice digne de ce nom, et je souhaite dire à Vos Excellences tout ce que je sais. En mai 1978, j’appris, comme tous les Italiens et le monde entier, l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges. Je regardais, horrifié, cette image du coffre de la voiture –une 4L- à la télévision. Je peux dire que, ce jour-là, je devins un autre homme. Il y a dans ma vie un « avant Aldo Moro » et un « après Aldo Moro ». Ce jour-là, je ressentis deux choses : l’horreur que m’inspirait cet acte, l’écœurement devant tout ce sang versé de tous côtés. Je compris aussi que l’usage des armes était un piège où l’extrême gauche était tombée. Je décidai ce jour-là de rompre avec la lutte armée, définitivement. Dans toute l’Italie, la mort d’Aldo Moro suscita d’énormes discussions au sein de tous les groupes armés. Concernant les PAC, nous décidâmes d’un nouveau mot d’ordre, selon lequel nous portions des armes pour nous défendre, mais jamais pour agresser des personnes. Stupidement, je fus rassuré par cette décision, votée à la majorité. Mais un mois plus tard, en juin 1978, un groupe autonome des PAC, dirigé par Arrigo Cavallina et commandé par Pietro Mutti, sans consulter la totalité des membres responsables, tua le chef des agents pénitenciaires, Santoro. Il y eut aussitôt une réunion, très agitée. Pietro Mutti et Arrigo Cavallina défendaient cet homicide avec une grande vigueur. Ce jour-là, je quittai le groupe, avec une bonne partie des membres les plus anciens, qui s’opposaient comme moi à toute attaque contre des personnes. Pietro Mutti fut furieux contre moi, il estimait que je le trahissais.

Je rejoignis alors ce qu’on appelait un « collectif de groupes territoriaux ». Egalement armé, mais non offensif. Je vivais avec beaucoup d’autres clandestins dans un vieil immeuble de Milan. Nous savions presque tout ce qui se passait et se disait dans la ville. Et c’est ainsi que, au tout début de l’année 1979, nous sûmes que les PAC préparaient une action contre des hommes d’extrême droite qui pratiquaient l’auto-défense, qui étaient toujours armés (une sorte de milice). Je ne savais pas qui était la personne visée, et je ne savais pas qu’en réalité les PAC avaient décidé de tuer deux justiciers d’extrême droite, Torregiani, à Milan, et Sabbadin, dans la région de Venise.
Je voulus empêcher ces actes sanglants, stupides et contre-productifs pour la révolte. Un véritable suicide politique, et une position indéfendable. Je demandai l’autorisation, au nom du « groupe territorial », de participer à une réunion des PAC, chez Pietro Mutti. J’y arrivai avec deux autres camarades. Il y avait là beaucoup de nouveaux membres que je ne connaissais pas, et qui avaient remplacé nos départs de l’année précédente. J’expliquai à Pietro Mutti et aux autres la stupidité et la folie de leur projet. Très vite, la réunion tourna mal, et le ton monta très haut. Les membres des PAC me dirent que je n’avais plus le droit de donner mon avis, puisque je n’appartenais plus au groupe, et la réunion se termina sous une forte tension. Je ne savais pas qui devait être tué. Environ un mois plus tard, ou moins, j’appris par les journaux que Torregiani avait été assassiné et que, pendant l’attaque, une balle du revolver de Torregiani avait touché son propre jeune fils, Alberto. Je me souviens que je suis resté pétrifié sur le trottoir, à regarder le journal. J’appris aussi qu’un autre membre de la milice avait été tué le même jour dans la région de Venise, Sabbadin. Je fus choqué, et aussi honteux, très perturbé, parce que j’avais appartenu à ce groupe, qui était devenu meurtrier.
Et deux mois après, en avril -mais je ne me souviens pas de la date- un policier de la Digos, Campagna, fut tué à son tour. Le Sénateur Suplicy m’a demandé si j’avais des alibis pour les dates de ces homicides. Mais je pense que vous pouvez comprendre, Messieurs les Ministres, que, déjà, ne les ayant pas commis, je suis incapable de me souvenir des dates de ces crimes. En plus, nous vivions cachés dans des appartements, et les journées étaient vides, interminables et toutes semblables. Il m’est impossible de me souvenir, trente ans plus tard, où j’étais à ces dates, certainement dans l’appartement, que nous ne quittions pratiquement jamais.

Puis, à l’automne, il y eut une grande opération dans le nord de l’Italie, et je fus pris avec tous les occupants de l’immeuble. Oui, il est exact qu’il y avait des armes sur place, mais la justice italienne elle-même établit, par une expertise balistique, qu’elles étaient toutes vierges, et qu’aucune d’entre elles n’avait jamais été utilisée pour tirer un seul coup de feu.

La plupart des faits que je raconte maintenant, je ne les ai pas vécus, puisque j’étais au Mexique. Je les appris en 1990, en France, quand je fus informé du contenu du deuxième procès, qui commença avec l’arrestation de Pietro Mutti, en 1982. Je sus, en France, que Pietro Mutti avait été torturé, et qu’il s’était constitué « repenti », qu’il avait accepté de collaborer avec la justice italienne en échange de sa liberté et d’une nouvelle identité. Je sus qu’il avait été accusé, sur la base d’enquêtes de police, d’avoir tiré sur Santoro et qu’il m’accusa à sa place. Au cours de ce long procès, Pietro Mutti fit tellement d’accusations qu’il se trouva souvent confondu dans ses déclarations impossibles ou contradictoires. Par exemple, pour sauver son amoureuse, il accusa une autre femme, Spina, d’être la complice dans l’attentat contre Santoro. Mais en 1993, la justice fut obligée de reconnaître l’innocence de Spina, et de la libérer. Je n’ai pas les documents avec moi, et je dois dire que l’écrivain et chercheur française Fred Vargas connaît beaucoup mieux mon procès que moi-même. Mais je sais que, en 1993, je crois, la justice elle-même remarqua que, par ses actes et par ses paroles, Pietro Mutti était « un habitué des jeux de prestidigitation » et qu’il donnait souvent le nom d’une personne à la place d’une autre. A part la torture, la seule excuse qu’on peut trouver à Pietro Mutti pour s’être prêté à ses terribles et fausses accusations, c’est qu’il a suivi une règle : protéger les accusés présents en posant la faute sur le dos des absents. Comme quand il accusa Spina, jusqu’à ce qu’elle soit reconnue innocente en 1993.
Mutti ne fut pas le seul repenti accusateur. Je souhaite expliquer à Messieurs les Ministres que, à cette époque, pendant les procès des années de plomb, le système des tortures et des « repentis » fut utilisé couramment (voir les rapports d’Amnesty International et de la Commission européenne), et avec une intensité particulière par le procureur Spataro.

Nous savions tous que c’était une chose terrible que d’avoir Spataro comme procureur. Le système des « repentis » ne fonctionnait pas sur l’unique témoignage d’un seul homme. Il fallait obtenir d’autres « témoignages » de repentis pour que l’accusation soit « confirmée » et paraisse solide. Il y eut donc d’autres membres des PAC qui m’accusèrent avec Pietro Mutti, comme Memeo, Masala, Barbetta, etc. Tous étaient des repentis ou des « dissociés », et tous gagnèrent des réductions de peine, ou la liberté immédiate, ou évitèrent la prison à perpétuité : par exemple, Memeo, celui qui tua Torregiani et Campagna, Cavallina, l’ « idéologue » des groupes des durs, Fatone, Grimaldi, Masala, qui firent partie du commando contre Torregiani, Diego Giacomin, qui exécuta Sabbadin. Tous ceux-ci obtinrent leur liberté en échange de la confirmation des dires de Pietro Mutti. Quant à la mort de Santoro, j’ai déjà raconté la réunion qui s’ensuivit, et qui décida mon départ du groupe. Je sais seulement qu’Arrigo Cavallina et Pietro Mutti défendirent ardemment ce crime pendant cette réunion, et que la police les accusait de l’avoir commis.
Je n’appartenais plus au groupe quand eurent lieu les trois autres assassinats, et mes connaissances précises sont donc limitées. Mais les médias qui m’accusent sans cesse, volontairement, d’avoir « tiré sur Torregiani » et, même, d’avoir « tiré sur son fils », savent bien que c’est totalement faux. La justice italienne reconnut que les quatre hommes du commando étaient Grimaldi, Fatone, Masala et Memeo, qui tira sur le joaillier. Et ce fut aussi la justice qui confirma que la balle qui blessa le fils, Alberto, provenait du revolver de son père. Je crois que, au début, Mutti m’accusa de ce crime. Mais comme il m’accusait aussi de l’homicide Sabbadin, commis le même jour à des centaines de kilomètres, il dit que j’étais « l’organisateur ». J’ai déjà exposé ce qui se passa à la réunion quand je tentai d’empêcher cette action. Quant à Sabbadin, Giacomin (sous-chef pour la région de Venise) avoua avoir tiré sur lui. Comme Mutti avait d’abord donné mon nom comme « tireur », il me transforma, après les aveux de Giacomin, en chauffeur, placé à l’extérieur. Sauf que, même ainsi, cela ne fonctionna pas, car il apparut ultérieurement que le « chauffeur » était une femme. Messieurs les ministres, je ne sais même pas où se trouve le village où fut tué Sabbadin.
Enfin, je sais que Mutti m’accusa encore d’avoir tiré sur Campagna. A l’époque, je ne sus rien sur la préparation de ce crime, pas plus que sur celui de Sabbadin. Ce que je sais, c’est qu’un témoin oculaire décrivit l’agresseur comme un homme très grand, de 1,90m, alors que je mesure vingt centimètres de moins. Le reste, c’est l’écrivain et chercheur Fred Vargas qui me l’a expliqué : la balistique prouva que la balle venait de l’arme de Memeo, celui qui tira sur Torregiani, et qu’un témoin dit qu’il avait cru comprendre des paroles de Memeo que c’était lui qui avait tiré. Mais ce témoin est peut-être un repenti, et je n’ai pas de certitude sur le responsable de la mort de Campagna.

Je ne suis responsable d’aucun des homicides dont je suis accusé, Messieurs les Ministres. Je fus constamment utilisé au procès comme un bouc émissaire par les repentis. La meilleure preuve que je dis la vérité est que des faux mandats furent fabriqués –comme une expertise graphologique l’a prouvé- pour que les avocats Gabriele Fuga et Giuseppe Pelazza me « représentent » au procès en mon absence. Pour quoi faire ? Certainement pas pour me défendre, certainement pas pour mon bien, puisque je fus condamné à la prison à perpétuité, avec privation de la lumière du jour. Plus certainement pour rendre l’accusation contre moi plus acceptable et créer un scénario favorable à la plus dure des peines. Après tout ce temps écoulé depuis cette simulation de jugement, je ne savais pas qu’il existait des fausses procurations. Cette découverte, je la dois à Fred Vargas et à mon avocate française, Elisabeth Maisondieu-Camus. C’est Fred Vargas qui me l’apprit quand elle vint me visiter en prison en 2007 à Brasilia. Un ancien camarade (qui ? Pietro Mutti ? Bergamin ?) donna aux avocats les feuilles en blanc que j’avais signées en 1981, avant ma fuite. Deux de ces feuilles furent ensuite remplies en 1982, avec « mon » écriture, apparemment. Fred Vargas m’expliqua que le texte du vrai mandat que j’avais signé en 1979 fut copié deux fois, et que les deux textes sont superposables par transparence, alors qu’ils ont été écrits à deux mois d’intervalle, « datés » de mai et de juillet 1982.
Une expertise française a prouvé, en janvier 2005, que les trois signatures des trois mandats ont été effectuées au même moment et que, par exemple, le texte du mandat de 1990, supposé envoyé du Mexique (mais l’enveloppe n’existe pas) a été tapé à la machine au-dessus de ma signature vieille de neuf années. L’expertise a prouvé aussi que les dates ne furent pas écrites de ma main, de même que l’écriture sur les enveloppes des deux premiers « mandats ».
Quand mes avocats français apprirent cela, ils le communiquèrent immédiatement, en janvier 2005, au Conseil d’Etat français. Ils effectuèrent cette démarche parce que la France n’a pas le droit d’extrader un condamné en son absence, s’il n’a pas été pas informé de son procès. Ces trois faux mandats prouvaient que je n’avais pas été informé (si oui, j’aurais écrit les mandats moi-même). Très malheureusement, le Conseil d’Etat, soumis à la volonté du Président Jacques Chirac, refusa d’examiner la fausseté des mandats. Ils acceptèrent l’extradition en affirmant que j’avais été « informé et représenté », comme si les mandats étaient vrais. Ensuite, mes avocats français présentèrent la preuve des trois faux documents à la Cour européenne, mais là encore ce fut inutile car, certainement, par une interférence du gouvernement français, comme on le comprend par la suite, la Cour européenne ferma les yeux, ignora la preuve de l’expertise, et assura que les mandats étaient vrais. Mon avocat français, Eric Turcon, m’informa à Brasilia que cette « Cour européenne » avait été constituée exclusivement de magistrats français, très liés à Jacques Chirac. Ce seul fait, Messieurs les Ministres, prouve que mon procès italien fut vicié, ceci étant un des éléments que reconnut le ministre Tarso Genro. Et que l’approbation de mon extradition par trois Cours françaises, et ensuite par la Cour européenne, fut à chaque fois fondée sur l’existence de ces procurations, qui sont absolument fausses, ce qui se voit à l’évidence à l’œil nu. Pourquoi ces Cours, informées de la fausseté de ces documents, ont-elles refusé de considérer ce point de la plus grande importance ?

Le Secrétaire National de la Justice du Brésil, Romeu Tuma Jr., à la demande du Ministre de la Justice, Tarso Genro, a eu l’occasion d’examiner en détail les documents présentés par l’historienne et archéologue Fred Vargas, au cours d’une rencontre de deux heures, en compagnie du Sénateur Eduardo Suplicy, documents qui mettent en évidence la falsification des procurations, accompagnés de l’expertise technique officiellement reconnue, effectuée par une responsable des études de graphologie en France, Mme Evelyne Margane. Il serait très important que Vos Excellences puissent elles aussi examiner ces preuves avec attention, car elles ont beaucoup contribué à fonder la décision du ministre Tarso Genro. Pour cette raison, je joins à cette lettre les documents soumis par la chercheur Fred Vargas au Dr Romeu Tuma Jr. et acheminés au Ministre Tarso Genro, qui montrent l’évidence de la falsification des procurations et expliquent le détail des conclusions de la Justice italienne à mon endroit. Je dis que tous les témoins enrôlés qui racontèrent que j’aurais participé aux quatre assassinats bénéficièrent de la « délation première », avec, en conséquence, une diminution de leurs peines et/ou leur libération. M. Walter Fanganiello Maierovitch affirme dans ses articles que la justice italienne n’accepte pas la déposition d’un « repenti » qui utilise la délation première, s’il advient qu’il ne dit pas la vérité. Pourtant, la justice italienne elle-même n’a pas invalidé la dénonciation faite contre moi par Pietro Mutti, en dépit des contradictions que j’ai déjà signalées. _ Je vois aussi que, dans l’interview donnée par Pietro Mutti à la revue « Panorama », sur laquelle s’est basée la revue « Veja » pour conclure que j’étais coupable des quatre assassinats, contrairement à ce qu’on pouvait comprendre, il n’y a pas de photo récente de Pietro Mutti. La photo qui est publiée date du temps où nous étions ensemble, et ses mots sont exactement les mêmes que ceux qu’il prononça à l’époque de sa dénonciation. De mon côté, je suis prêt à confirmer en personne tout ce que je dis devant Vos Excellences. De même que je suis prêt à affirmer aux parents des quatre victimes, les yeux dans les yeux, que je n’ai pas tué leurs êtres chers. Je sais que la justice du Brésil prendra en considération tous les éléments qui, mis ensemble, prouvent mon innocence et la manière effrayante dont je fus utilisé comme bouc émissaire pendant ce procès italien si lourd d’imperfections. La colère disproportionnée de certaines parties de l’Italie découle, en grande partie, du fait qu’elles ne veulent pas, ou qu’il ne leur convient pas, de reconnaître que mon procès fut totalement faussé, comme tant d’autres de cette période (il y eut 4700 procès contre l’extrême gauche pendant les années de plomb).

J’espère, Messieurs les Ministres, que vous m’entendrez, malgré l’attaque irrationnelle et démesurée des éléments les plus influents d’un pays –l’Italie- contre moi. Sur ma vie et sur mon honneur, je peux affirmer que j’ai toujours lutté contre les atteintes physiques pendant la révolte italienne et je n’ai jamais attenté à la vie des personnes. Ceci est la vérité, qu’aucune preuve ne dément.

Je vous prie de recevoir, Messieurs les Ministres, l’expression de mon respect et de ma très haute considération,

Cesare Battisti ».

Messages

  • Pourtant Battisti est soutenu par des grosses pointures :

    Un comité de soutien initié par des auteurs de polars s’est très tôt mobilisé pour tenter d’empêcher l’extradition de Cesare Battisti. Une pétition où figurent notamment Gilles Perrault, Patrick Raynal, Thierry Jonquet, Jean-Marie Laclavetine, Joëlle Losfeld, François Guérif, Olivier Rubinstein, Sabine Wespieser, Dan Franck, Bernard-Henri Lévy, Michel Quint, Didier Daeninckx, Philippe Sollers ou encore Régine Deforges, a recueilli plus de 12.000 signatures dans les milieux intellectuels et littéraires. L’archéologue et romancière Fred Vargas, auteur de romans policiers à succès, a en outre publié un recueil de textes intitulé La Vérité sur Cesare Battisti. Arguments à l’appui, elle y prend la défense de l’ex-militant qu’elle croit "innocent à 99%" et livre des éléments permettant de comprendre l’affaire dans son contexte historique et politique, resituant notamment le parcours des jeunes gens qui furent tentés dans les années ’70 par l’engagement révolutionnaire et son corollaire, la violence. Plusieurs associations de défense des Droits de l’homme et partis politiques de gauche ont également plaidé en faveur de Cesare Battisti auprès de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy.
    Cesare Battisti, aujourd’hui âgé de 54 ans, a publié en 2006 Ma cavale, un livre préfacé par Bernard-Henri Lévy où il se défend d’avoir commis les meutres dont on l’accuse. Il sait qu’il n’aura droit à aucun nouveau procès en Italie. La procédure qui doit décider de la demande d’extradition déposée par l’Italie a débuté au Brésil il y a environ un an. Elle peut prendre encore plusieurs mois.

    Source : republique des lettres.